(Chine, été 1986)
UNE GRANDE DAME S'EMPIFFRE;
UN COMMERÇANT FLAMAND EST CONFIT DANS DU VINAIGRE.
« Le Shanxi est un don du Yang-tsé. »André Arnold, Guide Bleu du Shanxi
L'impératrice Bia Qini(1) finit de déguster son petit gâteau favori à base de farine de pois chiches, de pois de senteur, de pois cassés, de petits pois, de gros pois et de poisson, frit dans de l'huile de soja, revenu dans de l'huile de tournesol, mariné dans de l'huile de sésame et servi dans de l'huile de sardine(2).
Elle cherchait dans la nourriture raffinée une consolation au vague à l'âme qui l'avait envahie depuis qu'elle avait rencontré au séminaire du grand La Kang le beau et ténébreux Labro Zedong. Ses questions pertinentes sur les rapports troubles entre la bienveillance et la longévité l'avaient immédiatement poussée à baptiser ainsi son dernier palais, mais cela n'avait pas suffi à exorciser le démon ailé qui avait poussé en son coeur. Pour essayer de dissiper son trouble, elle avait fait frire dans de l'huile de soja son intendant, revenir dans de l'huile de tournesol son concierge, mariner dans de l'huile de sésame son eunuque en chef et servir dans de l'huile de sardine son eunuque en chef adjoint, en vain.
Poussée par une inspiration subite, Bia Qini ordonna que l'on fît incontinent venir du Collège Impérial les paquets de livres sacrés que La Kang distribuait sous forme de polycopiés non agrafés à chacun de ses séminaires, ainsi que douze lamas tibétains et sept nonnes ouighoures réputés pour leur diction impeccable. Lamas et nonnes se mirent à lire en choeur, à un rythme trépidant, les lumineux calembours du Sage Immortel. Bia Qini, qui, paresseusement affalée sur un divan d'examinateur (auquel on accédait par un escalier de onze marches en laque finement sculptées de bas-reliefs représentant des scènes de consultation médicale traditionnelles, ainsi que des poésies calligraphiées par l'Auguste Docteur), écoutait la récitation des A-peu-près harmonieux, sentit son coeur envahi d'une paix qu'elle savait éphémère, mais qui ne l'en revigora pas moins. Aussi décida-t-elle de consacrer son après-midi à ses devoirs protocolaires, en recevant les honorables experts étrangers auxquels elle avait accordé audience.
- « Qui sont les Oreilles-rouges que je dois accueillir aujourd'hui ? » demanda-t-elle à Ma Ciochi, son Ministre des Rites et Cérémonies.
Ma Ciochi, une petite dame pincée, mafflue et moustachue, dont la figure s'ornait d'un sourire perpétuel et stéréotypé qui convenait admirablement à sa fonction, répondit avec une courbette rituelle et cérémonieuse :
- « Ce sont les spécialistes bénéluxiens : il y a un commissaire wallon, un charcutier flamand, une horticultrice néerlandaise et un ichtyologue luxembourgeois. »
La Fille du Ciel fit la grimace.
- « Jetez l'ichtyologue aux serpents, enterrez l'horticultrice dans les plates-bandes d'hortensias bleus, servez-moi la tête de charcutier vinaigrette et faites venir le commissaire », intima-t-elle. (Il faut remarquer que Bia Qini, outre une cruauté innée, n'avait qu'une idée confuse de ce qu'était un ichtyologue.)
Ma Ciochi fit un geste à peine perceptible, et les serviteurs s'empressèrent d'exécuter les ordres de l'Impératrice. La tête du charcutier flamand fut apportée en même temps que l'on introduisait le commissaire wallon, lequel ne put retenir une légère moue.
Bia Qini regarda distraitement le commissaire, qui, en tant qu'expert étranger, était dispensé des salutations d'usage, et seulement tenu de s'approcher des Augustes Marches du trône en se redressant et en s'étalant à plat ventre sept fois de suite. A ses côtés, le maître queux chargé de présenter la tête de charcutier vinaigrette se livrait, à peu près au même rythme, à des contorsions cérémonieuses(3). Le Ministre des Rites et Cérémonies murmura à l'intention de l'Impératrice :
- « Voici le Charcutier Van Ruysdael et le Commissaire Ryckmans, Auguste Incarnation. »
L'Impératrice renifla. La tête de charcutier sentait si bon que Bia Qini en eut le coeur en fête, aussi ordonna-t-elle, presque gaiement :
- « Reconduisez ce commissaire parfumé, et qu'on lui offre deux pandas de ma collection particulière. »
Et, tandis que le commissaire Ryckmans se retirait en un salut informel (qui consistait en sept galipettes à l'envers, la dernière s'achevant par une longue station en poirier), Bia Qini pinça mutinement les joues rubicondes du défunt charcutier : - « Ça va, Ciao Banding ? »(4) ricana-t-elle, en fidèle disciple de l'Illustre Sage La Kang.
(1) Transcription pinyin de « Eschenbrenner »(N.D.T.)
(2) Les grands restaurants de Pékin ne fournissent plus cette délicate friandise (N.D.T.)
(3) Il est extrêmement ardu, lorsqu'on fait le ko-téou, de présenter une tête de veau vinaigrette à deux mains, selon l'étiquette chinoise (N.D.T.)
(4) Jeu de mots intraduisible, équivalant à peu près à « Comment va l'Honorable Yau-de-Poêle ? »(N.D.T.)
UN FONCTIONNAIRE IMPERIAL COTOIE D'ETRANGES ETRANGERS;
UN POLICIER WALLON SUBIT D'HORRIBLES AVANIES.
« Le Shaanxi est un don du Yang-tsé. »Maurice Nivat, Guide Bleu du Shaanxi
Une brume matinale, encore épaissie par les fumées de charbon qui se dégageaient des cheminées d'usines environnantes, montait du canal, au sud-ouest de la capitale. Le quartier tout entier tirait son nom - les Vallons Puants - de cette particularité climatique. Au carrefour de la voie sud et du Cinquième Pont, deux flots de charrettes, de vélos, de cyclo-pousses, de brouettes, de culs-de-jatte, de traîneaux à voile, de patineurs, de paralytiques et, de façon générale, de toutes sortes d'individus montés sur roues, se croisaient en une harmonie improbable. Mais ce merveilleux enchevêtrement se mua soudain en un embouteillage indescriptible, ponctué de sifflements et de jurons.
Arborant le haut bonnet de fourrure à ailettes jaunes distinguant les fonctionnaires impériaux, un cycliste de belle apparence, à la voix forte, n'eut aucun mal à se frayer un chemin jusqu'au coeur du tumulte.
- « Que se passe-t-il ? » demanda le fonctionnaire.
Les passants lui montrèrent, avec force explications dans tous les jargons et dialectes de l'Empire, la cause du désordre : un étranger à cheveux rouges, tentant de traverser le carrefour à pied, avait été percuté par le cyclomoteur d'une religieuse taoïste. Cette dernière, d'une voix stridente, proclamait son bon droit et son intention de se faire rembourser les dégâts matériels. L'étranger, lui, tentait de se dépêtrer des laisses de cuir dans lesquelles l'avaient enroulé les deux pandas grincheux qu'il conduisait au bord du canal.
Le fonctionnaire eut un frémissement imperceptible sous l'épaisse parka de fourrure violette qui constituait son vêtement d'été, frémissement qui n'échappa pas à l'étranger roux, pourtant entraîné dans la fange par les deux pandas excités, qui galopaient derrière la religieuse taoïste dans l'intention évidente de lui faire subir des sévices contre nature. Labro Zedong (car c'était lui) et le commissaire Ryckmans (car c'était lui) venaient de se rencontrer pour la première fois, et de se reconnaître.
« Arrêtez cet homme », s'écrièrent-ils tous deux; mais le commissaire Ryckmans avait crié en wallon et son accent fit rire les badauds, tandis que Labro Zedong s'était exprimé en un mandarin si châtié qu'aucun des rustres qui l'entouraient ne le comprit.
A tout hasard, Labro Zedong répéta son ordre en wallon, tandis que le commissaire Ryckmans réitérait le sien en cantonais. Cette fois, quelques-uns des ruffians comprirent vaguement qu'il s'agissait d'arrêter quelqu'un, et se ruèrent, en compagnie des pandas en rut, à la poursuite de la religieuse taoïste.
Le commissaire Ryckmans avait réussi à se jucher sur deux pastèques, qui, glissant sans frottement sur ses bretelles de commissaire(5), lui tenaient lieu de roulettes. Le jeune et beau fonctionnaire impérial sauta dans un taxi Mercedes, et commanda : - « Suivez ce véhicule », en montrant l'étrange convoi monté sur pastèques et attelé de pandas.
La religieuse affolée se précipita dans une rue que les ouvriers étaient en train de goudronner, poursuivie par une foule de Chinois qui les évitèrent soigneusement, mais les pandas renversèrent les bacs à goudron dans l'aveuglement de leur chaleur.
De plus en plus affolée, la religieuse s'enfonça dans le marché aux volailles qui fut instantanément rempli d'une foule se ruant à travers un nuage de plumes que traversa le commissaire Ryckmans, suivi de la Mercedes dans laquelle Labro Zedong distillait ses insidieux propos révolutionnaires aux oreilles du chauffeur.
Enfin, de désespoir, et au bord des larmes, la religieuse arracha sa cornette d'hermine, ses lunettes noires, son manteau blanc et noir et ses bottes de fourrure(6) pour apparaître dans un strict bikini étoilé d'or et de violet. La foule s'arrêta immédiatement, par respect pour les couleurs impériales, et, tandis que les pandas se pressaient sur l'uniforme délaissé de la nonne pour y assouvir leurs envies, Labro Zedong fit signe au chauffeur de s'arrêter un peu plus loin pour passer inaperçu.
(5) « La plaque d'identité des fonctionnaires de la police belge sera épinglée au revers des bretelles, de façon à pouvoir être exhibée en toute occasion. »
(6) Ce qui constituait l'uniforme classique des religieuses taoïstes (N.D.T.)
UNE ETUDIANTE EN ECONOMIE EXAMINE DEUX ETRANGERS;
UNE NONNE RHABILLE UN FONCTIONNAIRE.
Non loin du marché où se déroulaient ces événements, mais à six pies(7) sous terre, un personnage de louche apparence, et d'ailleurs affligé d'un strabisme asymétrique lévogyre(8), et accompagné d'une créature patibulaire sujette, elle, à un strabisme asymétrique dextrogyre(9), se livrait à un manège inexplicable : il ne cessait d'acheter des tickets de métro, de descendre sur le quai à une extrémité de la station, de discuter fiévreusement dans un wallon étrange, d'hésiter entre les deux directions à prendre, puis de remonter précipitamment à l'autre bout du quai, où il s'empressait d'acheter d'autres tickets.
Seuls leurs vêtements leur permettaient de passer inaperçus : lui était vêtu d'une chemise violette, orangée et blanche sans boutons apparents, datant de l'époque Bong, et qui n'avait apparemment pas été lavée depuis l'époque Bung, ni repassée depuis l'époque Bang. Un je ne sais quoi sur son visage laissait apparaître que son pantalon préféré était un short en cuir déchiré de l'époque Strauss, et cette impression était si saisissante que, même vêtu d'un pantalon de Tergal rose à pli, il donnait l'impression de porter cette ruinure(10).
Elle donnait, elle, l'impression de porter un tee-shirt sur lequel aurait été écrit « Je ne suis pas un tee-shirt, mais seulement une inscription sur un tee-shirt », et l'on voyait à son air sûr et humble que sur ses pyjamas était écrit « Je suis une inscription sur un pyjama de docteur (ceci pour l'air décidé) de troisième cycle (ceci pour l'air humble) ».
En réalité, l'étrange créature portait, sur un bermuda bleu troué, une tunique de Nylon blanc sur laquelle tout Pékinois amateur de dazibao printaniers se fût empressé d'apposer quelques graffiti, eût-il été muni d'un feutre spécialement conçu à cet effet; d'ailleurs, une jeune étudiante en techniques commerciales, fraîchement émoulue de la nouvelle zone économique de Shenzhen, tout en observant le manège de deux étrangers, calculait mentalement le chiffre d'affaires quotidien d'une entreprise d'import-export qui se spécialiserait dans la vente de stylos-feutre; l'étudiante ne fut pas longue à comprendre qu'une telle entreprise ne serait rentable, à long terme, que si on lui adjoignait un service de nettoyage de moquettes, annexé d'une poissonnerie.
Alors même qu'elle sortait son boulier pour déterminer le pourcentage des investissements que le service de nettoyage de moquettes aurait à employer dans la papeterie-poissonnerie, deux pandas furibonds, entortillés dans des laisses de cuir, renversèrent l'étudiante, suivis d'un mannequin emplumé, puant le goudron chaud, et monté sur pastèques. De surprise, l'étudiante en lâcha son boulier, qui vint encadrer la tête abasourdie du commissaire Ryckmans (car c'était lui). A la vue de l'étranger louche à la chemise bariolée, les pandas se calmèrent subitement; et c'est terrorisés, la queue entre les jambes, qu'ils vinrent se réfugier sous les longues plumes de coq qui s'étaient fixées au croupion du commissaire.
Celui-ci se redressa, et, en excellent hui, s'adressa à l'étudiante (en laquelle il avait instantanément reconnu une ardente partisane du mouvement ultra-minoritaire musulman pour l'introduction de porc haché dans la farce des ravioli) : - « Cette personne vous prie de l'excuser », dit-il en écartant deux des tiges du boulier qui l'enserraient comme un carcan, « mais n'auriez-vous pas vu passer une nonne taoïste à cyclomoteur, vêtue d'un bikini or et violet ? »
L'étudiante en économie eut un sourire fin en désignant la rame de métro qui venait d'arriver : les portes à peine ouvertes laissaient échapper des hordes de nonnes à cyclomoteur et en bikini, taoïstes (en or et violet), lamaïstes (en citron et pourpre), bouddhistes (mal rasées, aux bikinis pisseux couverts de lie de vin), et même d'austères confucianistes aux deux-pièces jaunes et mauves. Debout, à cheval sur les porte-bagages des dernières mobylettes, un superbe employé de la RATP(11) brandissait un drapeau rouge sur lequel était écrit en lettres de feu « METS-TROP ».
Alors même que la troupe de vélomoteurs lui passait sur le corps, le commissaire Ryckmans, en fidèle disciple d'un freudisme austère, ne put s'empêcher de fermer les yeux devant cette typique déviation lakangienne; ce qui permit à Labro Zedong (que le lecteur aura peut-être reconnu) de planter au vol le drapeau dans le fondement du commissaire, de façon à transformer le quelconque à-peu-près en un signifiant profondément signifié.
Les pandas se ruèrent à la poursuite des nonnes, traînant derrière eux le commissaire monté sur pastèques, embitumé, couvert de plumes, la tête dans son boulier, un drapeau rouge émergeant de sa queue de coq, et qui ne cessait de répéter avec un accent wallon : « Ça pourrait être pire : il pourrait pleuvoir. » Et, en effet, un orage épouvantable éclata, provoquant les foules dégoulinantes à se réfugier dans le métro. Les pandas, naturellement hydrophobes, montrèrent les dents en grognant; un cercle se forma autour du commissaire Ryckmans, qui en profita pour se débarrasser de son drapeau, de son boulier, de ses pastèques, de ses plumes et de son goudron - mais qui dut laisser dans l'opération ses bretelles, définitivement hors d'usage.
Au contraire, Labro Zedong, qui n'était pas protégé par des pandas de défense, se fit prendre à partie par une foule hostile de nonnes austères, qui lui arrachèrent ses fourrures estivales : - « Chien de fonctionnaire ! » crachaient-elles, « tu t'habilles des poils du peuple, et tu te douches avec la sueur des ouvriers-paysans-lamas ! » Le pauvre Labro Zedong eut beau protester que son boa était de vigogne, et citer les maximes les plus révolutionnaires de l'Auguste La Kang, exprimant la quintessence de la pensée-vermot, les nonnes le dépouillèrent de tous ses attributs sémantiques de fonctionnaire impérial, ne lui laissant que ses chaussettes dépareillées(12), et la bannière de la RATP à titre de cache-sexe.
Heureusement pour le beau Labro Zedong, la nonne taoïste vint à son secours. Son nouveau costume jurait, par sa fantaisie, avec l'austère smoking des nonnes confucéennes : elle portait, sur une robe jaune d'or à lisérés cramoisis, une authentique coiffe à plumes de chef Sioux, dont elle n'hésita pas à se défaire au profit du fonctionnaire, lui conférant ainsi la majesté à laquelle il avait droit.
(7) Pie : unité de longueur valant approximativement 3,405 pousse-pousse (N.D.T.)
(8) C'est-à-dire à la fois convergent (pour l'oeil gauche) et divergent (pour l'oeil droit).
(9) La note explicative ne nous est pas parvenue au moment où nous mettons sous presse (N.D.E.)
(10) Nom générique des shorts en cuir rapiécés de l'époque Strauss.
(11) Régie Autonome des Transports Pékinois (N.D.T.)
(12) Durant le règne de Bia Qini, le rang d'un fonctionnaire impérial était indiqué par la couleur de ses chaussettes (bleue pour les débutants, noire pour les fonctionnaires titulaires et marron pour les hauts fonctionnaires); le prix des chaussettes impériales était si exorbitant qu'un fonctionnaire récemment promu ne pouvait se procurer de nouvelles chaussettes qu'à l'unité (N.D.T.)
UNE LANTERNE LAISSE ECHAPPER DE MYSTERIEUSES APPARITIONS;
UNE NONNE PROFESSE DES OPINIONS SUBVERSIVES.
« La jeune fille souffle dans le long roseau
Taillé d'un bambou aussi svelte qu'elle.
Le gradient de ses ondulations mélodieuses
Est incomparable au flux qui traverse
Mon esprit enfiévré. »Juge Chen, Cent soixante-dix-sept strophes galantes sur les Vertus de Certaines Méthodes de Résolution d'Equations aux Dérivées Partielles (trad. Michelle Loi)
Bia Qini s'ennuyait. Ni la lecture des hagiographies de Kaès Ka-Rol, ni celle des éditoriaux de Jan Da-Niel, ni l'écriture de poèmes en étoile, en lune, en faucille ou en marteau ne pouvait lui faire oublier le beau Labro Zedong.
Elle résolut de se débarrasser radicalement du problème : « Les ronces arrachées repoussent plus drues, mais une fois la tête coupée le coeur ne bat plus jamais », a dit le sage.
Elle convoqua son tueur en chef, Tony 150021111752534. Apparut rapidement un petit homme à la mine chafouine, auquel on eût facilement donné dix fen à la porte d'une pagode, vêtu d'un heaume en terre cuite de la dynastie Quing, d'une cotte de mailles de la période Vi Quing, de jambières de l'époque Quing Kaillerie et de sandales en matière plastique de l'ère Kra Quing, qui effectua les 17 sauts périlleux protocolaires en retombant sur son séant à chacun des sauts, déclenchant à chaque chute une stridente sirène antivol(13).
- « Cette personne insignifiante espère que Sa Médiocrité(14) est expert : donne un chiffre ! » - « 4-ine de Mé-10-6 », maugréa l'Impératrice, respectueuse malgré tout de l'étiquette lakangienne. Deux grenades défensives roulèrent des oreilles de Tony jusque sous l'Incomparable Lit-clos où se tenait l'Impératrice, et qu'elle envisageait de transformer en bahut breton. Le lit-clos explosa, et Bia Qini, projetée dans les airs, réussit à s'agripper aux pompons d'une des lanternes. Une trappe s'ouvrit dans la lanterne, d'où fut glissée une échelle de pompiers par laquelle descendirent onze espions de la police secrète impériale, armés de sabres et de fléaux. - « Je ne vous ai rien demandé ! » glapit Bia Qini, furibonde; mais les espions n'eurent pas le temps de remonter dans la lanterne, car Tony, les ayant arrosés à la mitraillette, les achevait à coups de francisque. Sur un signe de Ma Ciochi, à laquelle ce massacre n'avait arraché qu'un mince sourire, des serviteurs s'empressèrent de nettoyer les dégâts, de remplacer la lanterne (avec de nouveaux espions impériaux), et d'avancer une bergère Pompadour sur laquelle l'Impératrice s'étendit gracieusement. - « Tony », fit-elle d'une voix suave, « apporte-moi le foie de Labro Zedong. » Tony le Tueur s'inclina, et se retira en effectuant à reculons 17 sauts périlleux protocolaires ratés, déclenchant les rares sirènes d'alarme qui ne s'étaient pas encore mises en route, tandis que de toutes les lanternes surgissaient mâts, échelles, et cohortes d'espions impériaux.
Cependant, au sud de la Cité Interdite, le calme était revenu : tandis que le commissaire aux cheveux rouges faisait pisser ses pandas abrutis sur les lotus roses d'un étang, les deux louches personnages avaient fini par s'engouffrer dans une rame de métro. Labro Zedong, encadré de sa coiffe de plumes, se remettait de ses émotions, langoureusement caressé du regard par la nonne taoïste : - « Cette personne se nomme Lwa », murmura-t-elle d'une voix de crécelle assourdie, « et son nom personnel est My Shell; mais on me nomme plus simplement Révérende Mère. » - « Vous êtes sans doute une disciple de La Kang ? » s'enquit le ténébreux fonctionnaire. La Révérende Mère cracha de dépit : - « Quoi ? Cet oppresseur, de la classe des médecins-aux-divans-de-brocart ? Ce cuistre impérial, qui a sucé la moelle des névrosés riches et moyen-riches à l'aide d'une paille faite du cubitus d'un expert-comptable ? Ce partisan acharné des Deux Testaments de Lénine, des Troyes en Champagne bourgeois-décadent, des Quatre Hyènes de Russie, des Cinq Cygnes-hiatus, des Six Thèmes Métriques et des Sept Epatants ? » - « Vous semblez connaître à fond les oeuvres de ce traître-imposteur », remarqua Labro Zedong avec un petit sifflement. - « Il est dit dans l'oeuvre du Radieux Soleil Moc », rétorqua la religieuse, « que pour détruire le chacal il est bon d'étudier l'anatomie de l'araignée. » Labro Zedong en frémit d'extase : lui-même était un ancien disciple du Sage Moc, héritier direct de l'Immortel Ma Rengo.
(13) Sur la personnalité de Tony, voir, des mêmes auteurs, Paul contre Interpol, Vendredi, le juge Chen dormit sur un bateau-de-fleurs, et al.
(14) Tony le Tueur, qui parle imparfaitement des douzaines de langues (cf. op. cit.), confond manifestement « médiocrité » et « médiacratie ». N'oublions pas que la Fille du Ciel régnait sur l'Empire du Milieu (N.D.T.)
UN HAUT PERSONNAGE FAIT CONSTRUIRE UN MONUMENT;
UN SINISTRE INDIVIDU FAIT EPILER DEUX PANDAS.
Rassurée quant à l'avenir du renard malfaisant qui avait mordu son sein, l'Impératrice Bia Qini décida de songer à son propre futur, et signifia à Ma Ciochi : - « Il est temps de me faire construire un mausolée. » Avec un mince sourire inexpressif, le Ministre des Rites et Cérémonies s'inclina : - « Il en sera fait selon l'Augustissime Désir », approuva Ma Ciochi, qui fit aussitôt mander le Ministre des Armées et lui ordonna : - « Fais-lui un mausolée. »
Le Ministre des Armées ordonna sur-le-champ une conscription extraordinaire de 7 millions de jeunes non-instruits et de 900 000 experts chargés d'étudier et de programmer la construction du futur mausolée; en compagnie de quelques dizaines de milliers de consultants étrangers, ces experts se réunirent en congrès à Xi'an, où ils occupèrent tous les dortoirs et toutes les chambres d'hôtel disponibles, ainsi que bien des chambres indisponibles. Les trains du pays entier furent réquisitionnés, et les wagons mous et moyen-mous servirent également à loger les experts, au grand dam des autres héros de notre roman, à savoir la Révérende Mère Lwa et le beau Labro Zedong (venus passer leur lune de miel au pied des remparts), Tony le Tueur (poursuivant Labro Zedong sur les ordres de l'Impératrice), les deux pandas du commissaire Ryckmans (qui avaient contracté à Pékin, l'un, des crises d'asthme, et l'autre, des rhumatismes, et auxquels le Vétérinaire Impérial avait recommandé un climat continental chaud), le commissaire Ryckmans lui-même (accroché aux laisses de ses pandas), et, enfin, les deux étranges étrangers (pour des raisons inexplicables).
Il ne restait plus à Xi'an qu'un seul véhicule affrétable, et que nos héros affrétèrent pour aller visiter le mausolée de Ying Zheng : c'est dans un triporteur bringueballant, converti en autobus privé, et exploité par un gang d'escrocs polyglottes, que les deux étranges étrangers se retrouvèrent en compagnie de Labro Zedong et de la Révérende Mère Lwa (qui se bécotaient sans vergogne à l'arrière du véhicule), de Tony le Tueur (qui voyageait sur le toit, déguisé en gazogène afin de passer inaperçu), et du commissaire Ryckmans, qui tenait le panda asthmatique sur ses genoux, pratiquant de temps à autre la respiration artificielle, tandis que le panda rhumatisant se prélassait sur le siège avant.
A l'entrée du musée, des pancartes proclamaient
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Pendant que les étrangers se précipitaient pour photographier ces signes, le commissaire Ryckmans se voyait infliger une amende de 12 fens pour avoir craché par terre de dépit. Après un long marchandage, il réussit à la transformer en une amende de 10 fens F.E.C. et d'un pot-de-vin composé d'une des plumes de coq qu'il avait conservées de sa précédente mésaventure.
Pendant ce temps, Tony le Tueur s'était débarrassé de son déguisement de gazogène, et il vint proposer son aide au commissaire; les deux pandas eurent leurs poils rasés, furent vêtus d'un pantalon fendu et d'une chemisette à fleurs, et installés dans un landau double, tandis que Tony se fardait en une paysanne au visage lunaire et constellé de taches de rousseur, et que le commissaire Ryckmans, à l'aide d'une paire de sécateurs, se travestissait en paysan vigneron moyen-riche. Un biberon dans la patte de chaque panda compléta ce déguisement admirable, qui permit de passer haut la main les barrières où des gardiens vigilants retenaient tous les pandas moins bien grimés.
A l'intérieur du musée les attendait un spectacle impressionnant : tous les visiteurs du musée (à l'exception de quelques nonnes en bikini, des étrangers, des Chinois d'outre-mer et des Chinois de Hong-Kong et de Macao, qui ne représentaient que 0,72% des touristes) portaient sur l'oreille une paire de sécateurs. A leurs débardeurs uniformes et à leurs insignes, le commissaire Ryckmans reconnut qu'il s'agissait des participants au XXXIIIème congrès des Viticulteurs Espérantistes Hypermétropes. - « Vous êtes fait comme un rat », dit Tony d'une voix mélodieuse (il espérait faire passer son wallon trébuchant pour une berceuse à pandas), « vous n'avez pas de débardeur d'espérantiste hypermétrope ». - « Qu'à cela ne tienne », dit le commissaire Ryckmans, « je vais me déguiser en soldat de terre cuite » : et il sauta sur le dos d'un cheval de terre cuite, non sans s'être barbouillé la figure, les mains et les vêtements de terre ocre. Le cheval eut un hennissement : c'était la Révérende Mère Lwa, qui s'était déguisée en cheval, tandis que Labro Zedong était déguisé en général à l'air noble, juste, brave, sérieux, honnête et très gentil. Très surpris, le commissaire Ryckmans piqua des deux : et les Viticulteurs Espérantistes Hypermétropes médusés virent surgir de la fosse une nonne taoïste (nantie d'une tête de cheval en argile et d'une queue en crins de cheval), galopant avec force ruades, montée par un archer en terre cuite muni d'un sécateur sur l'oreille, et suivie d'un général en terre cuite très gentil, de deux pandas rasés (l'un toussant et suffoquant, l'autre traînant la patte) dans des costumes ridicules (les deux pandas avaient en effet reconnu leur maître, auxquels ils s'étaient liés d'une indéfectible affection), et, tirée par les pandas, d'une paysanne au visage lunaire, roulant sur deux biberons, et qui à chaque cahot laissait échapper tantôt une grenade offensive, tantôt une grenade défensive.
Une foule de guides multilingues se précipita sur l'ensemble des poursuivants et affréta pour chacun un véhicule bringueballant, pour une somme modique égale à 90% du prix de l'aller (sauf en ce qui concerne le commissaire Ryckmans, qui réussit à marchander à 80%), en leur expliquant qu'il était de leur devoir de guides de les empêcher de monter dans le même véhicule et ce, pour leur bien. Les étranges étrangers, par égard pour leurs costumes, furent chargés dans un même fourgon en compagnie d'un paysan bonasse et d'une gamine bougonne en lesquels le lecteur averti n'aura pas manqué de reconnaître l'Impératrice Bia Qini et la fidèle Ma Ciochi, qui voyageaient ensemble incognito : et, en effet, le sage a dit
Le sultan et son vizir dans les murs de Bagdad
Soulèvent moins d'émotion qu'une bonne brandade.
UN MINISTRE EST PRIS DE PENSEES EQUIVOQUES;
UN ETRANGER EST SAISI DE DIARRHEES IRREPRESSIBLES.
« Les nouilles froides sont dites rafraîchissantes; mais il est clair que ce qualificatif de rafraîchissant ne peut s'appliquer aux nouilles froides que par comparaison avec les nouilles chaudes (chao mian). De la même façon, un biscuit sec peut être qualifié de «rafraîchissant» par rapport à une longue course dans le désert brûlant (erg). De l'eau tiède (tepid water) est perçue comme bouillante dès lors que l'on sort d'une douche glacée; et donc des nouilles froides, de façon analogue (et surtout si elles sont servies chambrées), seraient ressenties comme échauffantes par quiconque aurait le choix entre lesdites nouilles froides (lao mian) et un granité au lait d'amandes. »La Kang, Causerie sur Lézard et l'Elytre prononcée à l'Occasion de Mon Passage dans le Salon d'Essayage d'un Magasin de Confection au Hebei (trad. M.-A. Macciochi)
Si Bia Qini avait décidé de voyager incognito, ce n'était pas pour voir si des parasites sans vergogne suçaient la moelle de son peuple bien-aimé, ni s'abreuvaient aux portefeuilles des étrangers abrutis. Pas plus que l'aigle ne se préoccupe de venir en aide aux pucerons exploités par les fourmis, ni que le cachalot ne songe à enlever les piquants des étoiles de mer qui ont marché par mégarde sur des oursins, la Fille du Ciel ne peut s'occuper de telles vétilles.
Non, certes, Bia Qini ne songeait à cette heure ni aux étoiles de mer ni aux pucerons, mais à l'ordre inconsidéré qu'elle avait donné à Tony le Tueur. Et, tel l'ascenseur d'un grand magasin oscillant entre le rez-de-chaussée et le dernier étage, ses sentiments à l'égard de Labro Zedong hésitaient entre conquérir son coeur ou avaler son foie.
Un sourire étroit et insipide encastré entre ses joues volumineuses, Ma Ciochi scrutait l'Impératrice. A son regard bougeant lentement de bas en haut et de haut en bas, on voyait qu'elle devinait sans peine les pensées tant ascensionnelles que gravitationnelles qui agitaient la Fille du Ciel. Son poste de Ministre des Rites et Cérémonies n'était-il pas dû à cette perpétuelle et crédule perspicacité, et n'avait-elle pas conservé la tête sur les épaules grâce à un équilibre savamment dosé de flagornerie enthousiaste et de scepticisme obséquieux ? Tandis que les formes souples de l'Impératrice s'agitaient sans retenue - ce que son déguisement de paysan bonasse permettait bien plus sûrement que les Augustes Baleines du Corset Impérial - Ma Ciochi se léchait subrepticement les moustaches. Epouse morganatique de l'un des Eunuques Impériaux, Ma Ciochi, en bonne émule du Sage Psi Ké-po, ne cachait pas ses tendances au saphisme.
Ici, le lecteur nous permettra une courte parenthèse. Ma Ciochi était née dans une famille digne de mandarins moyen-riches. Dans sa plus tendre enfance, son père s'était enfui avec le précepteur de son frère aîné, emportant dans sa fuite toute l'argenterie de la maison, enveloppé dans la couverture favorite de la petite. Comme son père s'appelait Lars Gentry (il était d'origine suédoise), un phénomène d'écho bien connu des lecteurs de Françoise Dolto s'était développé à l'écoute des récriminations maternelles, et la petite Ma avait développé très tôt une haine farouche des hommes et un amour immodéré pour l'argent. Tout ce que la petite Ma reçut de son père par la suite fut un abonnement de 3 mois à Modes et Travaux, qu'il avait souscrit pour elle. Le lecteur nous pardonnera cette courte parenthèse qui éclaire d'un jour nouveau le derrière de la courtisane.
Insidieusement, le fade sourire du Ministre des Rites et Cérémonies tentait de ramener l'Impératrice à une conception plus impériale de l'univers en général, et des amours en particulier : « Lorsque le destin des peuples est soumis aux fantaisies amoureuses des tyrans, a dit le sage, la nécrose est au coeur de la pastèque. » Mais les penchants de Bia Qini évoquaient aussi bien la maxime immémoriale « On n'empêche pas davantage l'amour d'envahir une tête échaudée que le lotus de proliférer dans une mare stagnante ». L'Impératrice balançait visiblement entre les états de mare stagnante et de pastèque, et elle hésitait à considérer Labro Zedong comme un lotus dont elle eût voulu découvrir le joyau, ou comme une pastèque dont elle eût volontiers craché les pépins.
Toutes ces pensées avaient donné faim aux étranges étrangers. Aussi, quand le véhicule qui les bringueballait creva du pneu avant droit (ce qui prouve bien que ce prétendu accident n'avait en réalité rien de fortuit), furent-ils horriblement déçus de ne pas voir apparaître, surgis de la campagne environnante, des hordes de paysans faméliques leur proposant des montagnes de nouilles frites, des glaciers de nouilles froides, des geysers de nouilles étuvées et des océans de soupe aux nouilles, mais seulement un vendeur de glaces dont ils n'étaient même pas sûrs qu'elles fussent aux nouilles, et qu'ils refusèrent donc avec résolution. Bien leur en prit, car, en dépit de sa non-consommation de glaces, l'étranger mâle fut soudain saisi d'une crise effroyable de coliques, qui lui tordit les boyaux à tel point qu'il dut s'isoler(15) dans les plus proches toilettes publiques, au grand dam de l'étrangère femelle restée en carafe avec les sacs à dos. Lorsque l'étranger revint, la camionnette qui les convoyait était repartie.
(15) Dans le texte original : « se réfugier dans une foule moins dense » (N.D.T.)
UN TRAIN S'EMBALLE;
UN AVION SE REMPLIT.
Heureusement pour les étranges étrangers (en lesquels le lecteur perspicace aura depuis longtemps deviné les Auteurs de ce roman, ainsi que de nombreux autres(16)), des troubles intestinaux avaient saisi fort à propos le Ministre Ma Ciochi (qui avait mal digéré les délicieux beignets de crépine de porc étuvés au gras qu'on lui avait servis avec son riz du matin), la Révérende Mère Lwa (qui avait mal assimilé le riz complet qu'on lui avait servi avec son ragoût de couennes du matin), et le panda rhumatisant (qui n'avait pas supporté l'absence de ses bambous favoris) : aussi tous nos héros avaient-ils été forcés de faire halte dans une banlieue indéterminée de Xi'an, d'où ils ne purent repartir qu'en empruntant le train de Chengdu. Celui-ci ne s'arrêtait normalement pas à cette gare, mais nos héros n'eurent aucun mal à l'attraper au passage.
En révolutionnaires vertueux, Labro Zedong et la Mère Lwa s'assirent dans un compartiment assis-dur archi-bourré; l'Impératrice et son Ministre des Rites et Cérémonies louèrent incognito un wagon entier de couchettes molles; les pandas du commissaire Ryckmans choisirent d'autorité des couchettes dures, et le commissaire dut négocier un supplément pour ses billets de pandas. (Par une erreur bien compréhensible, les étranges étrangers achetèrent également des billets de pandas : aussi furent-ils harcelés, tout au long du voyage, par des employés venus leur offrir des infusions de bambou.) Tony le Tueur, habilement déguisé en employé de la compagnie des chemins de fer, se contenta de passer la serpillière trois fois par heure d'un bout à l'autre du train (en réalité, Tony le Tueur s'était d'abord déguisé en balai-serpillière et avait payé un subalterne des chemins de fer pour l'enfermer dans le placard à balais; ce subterfuge lui aurait permis d'espionner tout le monde sans être remarqué, si l'employé n'avait pas perdu la clé du placard lors du festin pantagruélique qu'il s'était payé avec le pot-de-vin de Tony au wagon-restaurant du même train.)
Une musique harmonieuse et suave berçait agréablement les passagers des wagons durs, moyen-durs et mous, et le train filait à une allure vertigineuse, brûlant les arrêts les uns après les autres; à l'avant, dans la locomotive, un conflit sordide avait éclaté entre le mécanicien et le chauffeur, qui se disputaient la paternité du poème que la fiancée du mécanicien, la douce Fleur-de-Courge, avait fait graver sur son tee-shirt (à vrai dire, Fleur-de-Courge, bien que fiancée au mécanicien, avait une fois accompagné le chauffeur à un meeting d'économie politique, et tous deux avaient envisagé de s'associer pour monter une compagnie d'import-export : Fleur-de-Courge devait se charger d'importer des trotteuses de montre, et le chauffeur, d'exporter de la pâte de haricots rouges sucrée), et qui s'énonçait ainsi :
Au bout de quelques heures, Labro Zedong sentit immédiatement le danger. Il grimpa donc sur les épaules du premier voyageur et, haranguant la foule, lui fit prendre conscience du péril et proposa à titre de première mesure une discussion informelle sur la vie quot'. Laurent Kott, qui, justement, voyageait dans ce train pour se rendre à une réunion amicale d'anciens élèves de l'ENSET, en profita pour prendre la parole, en précisant qu'il n'était pas très familiarisé avec le domaine, qu'il s'attendait donc à une discussion à bâtons rompus, et commença son exposé par une lecture minutieuse des oeuvres de Rika Zaraï, au grand plaisir de la Révérende Mère Lwa qui, ayant mal entendu, croyait que l'orateur était en train d'exposer les écrits de la Pasionaria. Mais l'étrangère femelle, qui avait également mal entendu, pensait que Laurent Kott traduisait en chinois des morceaux choisis de Bernard-Henri Lévy; aussi jeta-t-elle une serviette imbibée d'infusion de bambou (il n'y avait plus d'eau dans le train) à la figure de l'orateur qui, perdant l'équilibre, tomba dans l'une des marmites du wagon-restaurant, où il disparut à jamais.
Quelques autres orateurs prirent la parole mais l'étrangère, les prenant pour des Inspecteurs Pédagogiques Régionaux, les fit tomber à l'aide de serviettes mouillées, qui du train, qui dans la marmite, qui dans la chaudière; et la mauvaise qualité de ce combustible de fortune fit que le train reprit sa vitesse de pointe, puis sa vitesse de croisière, puis sa vitesse normale, et, en définitive, s'arrêta pile à la gare de Chengdu-Noord. Une navette amena les passagers à la gare de Chengdu-Midi, d'où une file de taxis les conduisit à la gare centrale, sise en face de la compagnie d'aviation. Celle-ci comprenait plusieurs guichets : il y avait le guichet qui délivrait des billets pour Lhassa, celui qui délivrait des billets sans réservation, et celui qui délivrait des billets de pandas. Aucun de nos héros n'éprouva la moindre difficulté à se procurer pour le lendemain un billet pour Lhassa, à l'exception du commissaire Ryckmans, qui dut faire neuf fois la queue (trois fois pour lui et trois fois pour chacun des pandas, les trois billets étant délivrés à trois guichets différents).
(16) Cf. Miss Marple à Kuta, Paul contre Interpol (op.cit.), Du côté d'Assouan, Don Juan Miguel, Vendredi, le juge Chen dormit sur un bateau-de-fleurs (op.cit.), etc.
UN CONVOI HETEROGENE ENVAHIT UNE LAMASSERIE;
UN POLICIER BELGE S'EXPLIQUE SUR SES METHODES.
« Le Shanxi avait au départ bien des atouts pour réussir un pari qui n'intéressait pas seulement un continent asiatique perpétuellement déchiré entre le réformisme lénifiant et le révolutionnarisme verbal, mais l'ensemble des nations dites par euphémisme « en voie de développement », et, au-delà, les chantres européens d'un socialisme à visage humain. »André Arnold, Guide Bleu du Shanxi
Quelques heures après leur arrivée à Lhassa, nos héros furent saisis de troubles divers : l'Impératrice Bia Qini fut prise d'une fringale de sucreries, qui la poussa à se goinfrer de pâtisseries danoises et de gâteau français(17) au Lhasa Hotel, sous le regard inexpressif du Ministre des Rites et Cérémonies (dont le sourire figé traduisait une légère constipation); la Révérende Mère Lwa, qui avait mal calculé son coup, arpentait tristement le Magasin de l'Amitié, à la recherche de tampons périodiques, cependant que le ténébreux Labro Zedong, pris d'une crise de mysticisme trop longtemps contenu, effectuait de l'aube au crépuscule sa gymnastique quotidienne devant l'unique statue demeurée de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (et qui représentait la Célébration, par la Secrétaire de la Brigade de Production de Visières en Matière Plastique Bleutée, de l'Acquisition de Chambres à Air pour les Pneus des Roues des Charretiers Vidangeurs), au grand ébahissement des pèlerins; le commissaire Ryckmans développait une allergie aux poils de panda qui le couvrait de boutons et le forçait à se gratter tout le jour, tandis que le panda asthmatique était saisi de crises d'essoufflement, et que le panda rhumatisant souffrait d'hypertension; enfin, alors que l'étrange étrangère, la peau brûlée et desséchée, présentait l'aspect d'un crocodile déshydraté, la lippe fendue, et perdant par plaques ses écailles, l'étrange étranger, atteint de migraines, vomissait tripes et boyaux, au grand dam de ses compagnons de dortoir.
Seul, Tony le Tueur se portait aussi bien qu'à l'ordinaire : il arborait une robe réversible qui faisait aussi bien office de toge pourpre de lama que de manteau de feutre noir de paysan tibétain, et une perruque réversible qui, à l'endroit, était le chignon natté orné d'un pompon de fils rouges du paysan tibétain, et, à l'envers, imitait le crâne rasé d'un lama. Tony le Tueur avait cependant une fâcheuse tendance à mal assortir son costume et sa coiffure, et, plus d'une fois, fut pris à partie par d'authentiques mendiants religieux d'origine occidentale qui le bombardèrent de cheese cake. Mais, seul de tout le groupe, il avait pris la précaution de se munir d'une quantité de photos d'identité qui, astucieusement maquillées, passaient pour d'honorables portraits du Dalai Lama, et, partant, lui assuraient la bienveillance des indigènes(18). (Labro Zedong tenta en vain la même supercherie avec de vieilles coupures de journaux représentant le maréchal Kim Il Sung; les étranges étrangers furent à deux doigts d'y parvenir avec une illustration représentant Noam Chomsky, mais une jeune lama titulaire d'un Ph. D. de l'Université de Los Angeles les dénonça promptement, croyant avoir reconnu Woody Allen.)
A défaut de portraits du Dalai Lama, l'Impératrice Bia Qini (dûment conseillée par l'impavide Ministre des Rites et Cérémonies) distribuait des drapeaux de prière rouges frappés de l'étoile, du marteau et de la faucille jaunes; la Révérende Mère Lwa proposait des cacahuètes aux paysans et des godemichés aux paysannes (et, comme elle était fort myope, elle se trompait souvent, ce qui lui valait maints désagréments); le Commissaire Ryckmans proposait ses pandas (qui étaient toujours refusés avec indignation, à son grand dépit); et les deux étranges étrangers épuisaient leur cargaison de protège-cahiers, de coupe-cigares, de chocolat plâtreux, de bacs à glaçons, de cocottes en papier et de listings pour acquérir force tapis, conques, peaux de chèvre puantes et vêtements destinés à passer inaperçus, qu'ils saupoudraient de tsampa (ils avaient en effet pris la tsampa pour de la poudre insecticide) et enduisaient d'onguent magique (que n'importe quel Tibétain eût aussitôt identifié comme de la crème Nivéa(19)).
Une mouche quelconque dut cependant piquer les étranges étrangers, car on les vit soudain s'équiper de piolets, de poudre insecticide (qu'ils avaient prise pour de la tsampa), de vieux conglomérats de gomme à mâcher (qu'ils avaient pris pour du fromage séché), de flûtes à champagne (qu'ils avaient prises pour des bols), de sacs en matière plastique (qu'ils avaient pris pour des sacs de couchage), de vieilles chaussettes en tissu-éponge (qu'ils avaient prises pour des sacs en matière plastique) et de diverses denrées (y compris des peaux de chèvre puantes et de la verroterie à indigènes) nécessaires, dit-on, à une équipée en montagne, dont quatre kilos de pommes de terre crues, et qui entendaient le rester. Après d'infructueuses tentatives aux divers arrêts d'autobus, les étranges étrangers promirent à un louche conducteur de camion une indemnité astronomique, s'il réussissait à les faire sortir de Lhassa.
Habilement déguisés, qui en lama, qui en touriste occidental, qui en Chinois d'outre-mer, l'Impératrice Bia Qini, le Ministre Ma Ciochi, la Révérende Mère Lwa, le beau Labro Zedong, le commissaire Ryckmans (avec les deux pandas déguisés en sacs à dos) et Tony le Tueur prirent place à l'arrière du tape-cul. Au bout de trois heures de massage, le véhicule fit halte dans un village monastique aux trois quarts détruit, et l'étrange étranger mâle se mit à bondir en tous sens en hurlant : - « Mon faux pouce ! mon faux pouce ! », secouant le vrai comme s'il s'était brûlé.
Tony le Tueur (habilement déguisé en sac à dos en forme de panda) prit place sur les épaules du commissaire Ryckmans (qui l'avait pris pour un panda grimé en sac à dos), et tous deux se mirent en devoir de résoudre l'énigme posée par l'étrange étranger. - « J'espère que tu es expert, nasilla le sac à dos : quel est ton système ? » Bourru, le commissaire Ryckmans se contenta de grommeler : - « Je n'en ai pas. »
(17) En anglais dans le texte (N.D.T.)
(18) On trouve encore, de nos jours, quelques sectateurs hérétiques prêts à jurer que Tony est la seule réincarnation authentique du Dalai Lama.
(19) Nivéa : autre nom de Srouf-ngong-tsang-mu, ministre et médecin du roi Pata-pata-ko-ko-ko (1827-1859), qui s'illustra notamment lors de la première guerre de l'opium.