Une enquête de Charlot Colmez

 

La tempête soufflait ce jour-là sur les falaises de Locdu (Morbihan), et j'avais endormi successivement un contremaître de la conserverie de sardines affligé d'hémorroïdes, une mère de famille nombreuse désireuse de se faire ligaturer les trompes d'Eustache pour ne plus entendre les cris de sa marmaille, et un préposé de la Poste souffrant d'un ongle incarné, lorsque mon ami Charlot Colmez me téléphona qu'il souhaitait me recevoir pour la soirée.

 

Ma femme fit quelques difficultés, car je m'étais plus ou moins engagé à aider mon petit dernier dans la préparation de son contrôle d'éveil, mais je prétextai mon incompétence professionnelle pour m'éclipser. Sur les instances de ma tendre et chère, je revêtis mes caoutchoucs, mon ciré et un cache-nez avant de sauter sur mon vélomoteur. Ma femme m'obligea à quitter ces vêtements pour enfiler un caleçon long et me confectionner un bandage herniaire avant de me rhabiller, et je pus enfin enfourcher ma motocyclette pour me rendre au manoir de mon ami.

 

Après quelques kilomètres, j'arrivai au manoir de Charlot Colmez. Je garai mon vélomoteur, et entendis répéter au biniou la mélodie suivante :

 

 

 

 

 

"Justement le nom du manoir, pensai-je. Que se passe-t-il ?"

Je sonnai. On n'ouvrit pas.

Je sonnai encore, mais n'obtins pour toute réponse que la même formule.

J'entrai par la fenêtre.

Evidemment, personne dans l'antichambre, dont une porte donnait dans la bibliothèque et l'autre dans le salon. Je poussai la porte du salon, et vis Charlot Colmez, de dos, s'exerçant en biniou en chapeau rond, gilet brodé sur une chemise blanche, et pantalon noir. Au bruit de la porte, il se retourna et dit :

- "C'est vous, docteur ? La prochaine fois, passez par la porte : j'en laisse toujours une ouverte.

- Pourquoi m'avez-vous appelé ? demandai-je.

- Je voulais commenter une partie d'écarté jouée en 1728 entre le duc de Richelieu et don Juan Miguel, grand d'Espagne.

- Cette partie était donc si intéressante ?

- Vous allez voir", me dit-il en prenant une carotte de tabac.

 

Il me montra la première donne, avec Miguel donneur. Richelieu avait un jeu imbattable, Roi, Dame, Valet, As, Dix à l'atout, et fit le contrat, la vole et le point du Roi : 3-0. Miguel se vengea en battant son adversaire qui avait demandé toutes les cartes, et fit le point de partie, de renonce, du Roi, et de la vole : 3-4. Richelieu gagna finalement la première manche par 5-4, avec le Roi et le point de contrat.

- "Au fait, où se jouait la partie ? demandai-je.

- A l'ambassade d'Angleterre."

A la deuxième manche, Miguel menait 1-0. Charlot Colmez était en train de m'expliquer que Richelieu disait "Veuillez jou..." BOUM !

Le bruit venait de la fenêtre du salon, que nous ouvrîmes et sous laquelle un chien, immobile, se tenait allongé sur le ventre, apparemment inconscient.

- "Kerantanplan, mon fidèle courrier ! dit Charlot Colmez en crachant sa chique : il a dû croire la fenêtre ouverte, et s'assommer lui-même en sautant. Il doit avoir un message : soulevez-lui la tête."

J'obtempérai. En effet, un papier était coincé dans le collier du chien, ainsi libellé :

             

             MEURTRE COMMIS MANOIR SAM'SUFFIT - POLICE IMPUISSANTE A TROUVER ASSASSIN - DEMANDONS AIDE

et signé

             PA BENKERMOUN

 

-"Qui est-ce ? m'enquis-je.

- Une dame, mon cher, me dit Charlot Colmez en gonflant instinctivement les pectoraux : la présidente du club d'écarté de Port-Chouchen, et qui a l'oreille de l'inspecteur Kermalec. Soyez assez bon pour aller voir ce qui se passe à la gendarmerie de Locdu ; vous m'enverrez un rapport détaillé par Kerantanplan, dès qu'il sera rétabli. Au fait, connaissez-vous le manoir Sam'Suffit ?"

 

Je lui expliquai que j'avais, quelques années plus tôt, endormi le petit dernier du comte de Gesvrine, un grand seigneur dont la famille habitait depuis plus de deux siècles la terre de Sam'Suffit, à l'occasion d'une appendicite aiguë dont souffrait sa soeur. (J'avais auparavant anesthésié la soeur, mais le petit dernier, un enfant assez turbulent, ne cessait de sauter sur son ventre en poussant des cris d'orfraie dès qu'on tentait de l'éloigner.) Le comte de Gesvrine, à cette occasion, m'avait prié de présider durant quelques semaines au coucher des quatre aînés, réputés difficiles à endormir : c'est ainsi que j'avais fait la connaissance de cet homme exquis et délicat.

 

Je renfilai mon caleçon long, mes vêtements de ville, mon imperméable, mon masque de plongée (qui d'après ma femme me donne un petit air rigolo), mon tuba, mon feutre mou, et, après avoir mis Kerantamp' (comme l'appelle mon benjamin) dans le panier avant de mon vélomoteur, me mis en route vers le manoir Sam'Suffit.

 

Mon arrivée interrompit un match de ping-pong entre le portier et le jardinier, auxquels je souhaitai brièvement le bonsoir, et qui partirent se coucher aussitôt. Dans le château, l'inspecteur Kermalec - que je connaissais un peu - , un grand jeune homme bronzé, répétait, effondré, à une dame qui se tenait à ses côtés : "Je n'ai rien trouvé... je n'ai rien trouvé... Avouez que vous allez faire appel à Colmez !" Heureusement, dès qu'il me reconnut, il tomba endormi.

- "Vous êtes sans doute Madame Benkermoun ? demandai-je à la dame. Je viens de la part de Charlot Colmez.

- Pourquoi n'est-il pas venu lui-même ?"

Je lui expliquai que Charlot Colmez professe que, suivant le principe d'incertitude de Heisenberg, l'observation directe des faits diminue proportionnellement la vitesse de résolution des énigmes ; aussi mon ami évite-t-il, autant que faire se peut, de sortir de son manoir, préférant étudier les rapports de Kerantanplan en chiquant pensivement, et stimuler ses réflexions à coups de biniou.

Mme Benkermoun réprima un bâillement, et m'informa que, tandis que la comtesse de Gesvrine était à Megève avec les enfants et la gouvernante (un ancien sergent-chef de la Légion Etrangère, qui avait changé de sexe et s'appelait désormais Vreneli), le comte en avait profité pour organiser en son manoir une petite sauterie, qui s'était achevée en tournoi sauvage d'écarté. A moment donné, comme on réclamait l'arbitre (précisément le comte), et qu'on ne le trouvait pas, on avait entendu des râles étouffés dans le vestiaire ; c'était le comte lui-même qui agonisait sous une pile de gabardines et de pardessus, une indicible expression de dégoût et de lassitude sur le visage. Il paraissait être mort d'ennui.

 

Je gagnai le boudoir de la comtesse pour écrire un premier rapport à l'intention de Charlot Colmez, mais, comme j'hésitais sur un difficile accord de participes passés, je levai la tête et, apercevant dans une psyché  mon visage hagard, je ressentis soudain une irrépressible envie de dormir, qui me contraignit à téléphoner à ma femme que je ne rentrerais pas, avant de confier mon rapport aux soins de Kerantanplan.

 

Un somme réparateur dans une bergère Pompadour me permit de m'éveiller bien avant l'aube. Je passai changer de vêtements chez moi, et retournai chez Charlot Colmez. Celui-ci réfléchissait d'un air absent sur son perron, crachant de temps à autre un jet de chique sur les chrysanthèmes, et, à intervalles réguliers, émettant un sol dièse sur son biniou. A ce signe, je reconnus qu'il tenait une piste.

 

Il commença toutefois par critiquer le rapport que je lui avais envoyé, bien qu'il comportât la liste de tous les participants du tournoi d'écarté, ainsi que des parties en cinq manches qu'ils avaient jouées, dans l'ordre chronologique : en effet, j'avais omis d'indiquer le nombre de cartes que chaque joueur avait demandées.

Puis il m'expliqua le résultat de ses réflexions : il avait d'emblée éliminé de la liste des suspects Mme Benkermoun, Daoud Benloïc, le Chevalier à la Minerve, les hobereaux Le Beurre et Trodebeurre, les Kerzoglou père et fils, et le jeune Kermeric. A ce moment précis, un BOUM ! nous avertit que Kerantanplan venait d'apporter un nouveau message. (Cette fois, alors que la fenêtre du salon était ouverte, il avait tenté d'entrer par celle de l'antichambre ; Charlot Colmez en déduisit finement que le chien louchait.)

- "C'est Mme Benkermoun, dit Charlot Colmez ; elle a trouvé une lettre adressée au comte de Gesvrine, et m'attend pour l'ouvrir. Filons !"

Il cracha sa chique et sauta sur mon Solex. Abasourdi par tant de précipitation, je n'eus que le temps de prendre mon casque avant de grimper sur le porte-bagages ; quelques instants plus tard, nous franchissions la grille du domaine des Sam'Suffit.

 

La lettre incriminée, écrite sur une enveloppe à en-tête de la Mutuelle Générale de l'Education Nationale - le nom du destinataire d'origine avait été soigneusement gratté - était effectivement destinée au comte de Gesvrine. L'adresse était en capitales d'imprimerie, comme le texte du message :

 

MONSIEUR LE COMTE, SI LE 22 DECEMBRE A SIX HEURES DU MATIN LES QUATRE CENTS FRANCS QUE VOUS AVEZ GAGNES EN TRICHANT A L'ECARTE NE SONT PAS ENTRE MES MAINS, LE 23 VOUS AUREZ CESSE DE VIVRE.

 

- "Et nous sommes le 25, murmura Charlot Colmez en jouant distraitement sur son biniou l'ouverture de la Traviata.

- Tiens, c'est vrai, au fait, observai-je. Joyeux Noël !"

Et je songeai avec inquiétude aux reproches que ma chère et tendre ne manquerait pas de me faire pour avoir manqué la messe de minuit et oublié les cadeaux des enfants.Colmez me regarda fixement.

- "Ce soir, l'assassin sera sous les verrous, dit-il. Il a signé son forfait.

- La lettre est pourtant anonyme, remarqua avec à-propos l'inspecteur Kermalec. Dire que le crime aurait pu être évité, si elle était arrivée à temps !

- Justement, ponctua Charlot Colmez, énigmatique.

- Que voulez-vous dire ? demanda l'inspecteur.

- Que l'assassin, par un souci caractéristique d'économie, l'a postée au tarif lent, comme vous pouvez remarquer au timbre de l'enveloppe."

A ce trait, nous nous exclamâmes d'une seule voix :

- "Kerfischer !

- C'était élémentaire", conclut Charlot Colmez, en sortant sa blague à tabac de la poche de son biniou.