Bogd Alüülüü, gentleman-nomade

(ou : Les sept plaies de Mongolie)

 

Chapitre premier : LES JEEPS CHANGEES EN ABATTOIRS

(Où un espion nord-coréen tente de passer inaperçu au milieu des veaux)

 

En 20**, la camarade Bulüülüü accéda à la présidence de la Shuren.

            C’était une dame d’une cinquantaine d’années, dont la figure avait pris, avec l’âge et quelques rides habilement dissimulées par les ray-ban et la cold-cream de lait de yack, cet aspect de poire renversée qui caractérise les soprani mongols un peu mûres : la sphère supérieure étirée par des pommettes gigantesques et fendue d’yeux gourmands, la sphère inférieure balafrée d’une bouche en cul de poule. La camarade Bulüülüü, fille d’un propriétaire moyen-riche de 74 chèvres, 43 moutons, 17 vaches et 5 yacks, avait en effet suivi des cours de l’Ecole de Musique Laurent-Béria de Kharkhorin avant d’entrer au Parti. Dans sa jeunesse, une brillante carrière lui avait assuré une grande réputation dans les provinces centrales ; elle ouvrait en effet chacune des cérémonies du Nouvel An mongol, ainsi que la fête nationale et les défilés militaires, de ses ululements mélodieux, évoquant tour à tour la complainte de la chamelle aux pis gonflés privée de son petit, et grimpant jusqu’au contre-ut, le désespoir du vautour qu’un loup vient de frustrer d’entrailles de brebis qu’il convoitait. La démocratisation de 1990 l’avait laissée démunie ; heureusement, elle avait trouvé un travail d’appoint dans un camp de touristes. Grâce à ces anciennes relations, reconverties dans le capitalisme démocratique sauvage, elle avait rapidement gravi les échelons.

            Désormais, c’était elle qui embauchait et congédiait les hordes de chameliers, de chauffeurs, de contorsionnistes, de garçons de café et de nomades professionnels qui gravitait autour de la Shuren. Elle avait amplement contribué à tisser la toile où venaient se prendre, telles des mouches affolées, tant de touristes japonais, de missionnaires néerlandais, de contrebandiers lithuaniens, et de voyageurs de commerce bavarois : ce réseau de camps de vacances, de tape-culs soviétiques et de maisons de thé à karaoké qui constituait la nébuleuse Shuren.

C’est à ce piège qu’avait été pris le mystérieux Simon Tartempion.

            Disons-le tout de suite. Simon Tartempion n’était pas son vrai nom. En dépit de son aspect juvénile et de son regard innocent, il s’agissait du redoutable Baduk-baduk, le plus terrible des tueurs des services secrets nord-coréens.

            Comme de nombreux autres espions de nombreux autres pays, il avait reçu pour mission d’espionner en Mongolie, plaque tournante du trafic mené par la terrible Y&Y (Yourtes et Yacks), une succursale, on l’aura compris, de la Shuren, qui exportait ses produits mafieux via des wagons Ioukos, vides de tout pétrole (ce qui avait pour effet d’envenimer violemment les relations entre le Kremlin et la Chine ; l’entrepôt qui servait à changer le Transmongolien de rails entre la Chine et la Mongolie jouant d’ailleurs un rôle important dans l’affaire). On l’avait vu, en Chine, donner des coups de téléphone et laisser des messages (« Nous sommes près de la Corée du Nord, mais tout va bien. ») étranges (on ne l’avait pas vu, en fait, mais entendu, car Baduk-baduk, espion d’une bêtise impressionnante, ayant composé le mauvais numéro, son message avait atterri illico dans les archives téléphoniques du Quai d’Orsay) ; tapoter fiévreusement sur son pocket PC (qui n’était pas le sien, d’ailleurs, mais celui de sa mère, qui l’accompagnait dans toutes ses missions ; connue sous le nom de Joséphine Tartempion dans les palaces du monde entier, de Katmandou à Bangui en passant par PuTuoShan, elle n’était autre que la terrible Lee-Chang-Hette, contre-espionne française au service, elle aussi, de la Corée du Nord), faisant semblant de jouer à Gnu-baduk, alors qu’il était clairement en communication avec ses services (les coups de Gnu-baduk indiquant la réponse de Pyongyang, ce programme était, en matière de Baduk, vraiment mauvais). Leur conversation se résumait à un seul point : Joséphine et Simon Tartempion devraient-ils réellement aller espionner en Mongolie ?

            Il était, pour des raisons évidentes que nous n’approfondirons pas ici, d’une importance vitale que la Corée du Nord envoyât un homme en Mongolie. Mais Baduk-baduk avait des arguments à leur opposer : il se plaisait à Beijing, où il espionnait habilement et en mettant du cœur à l’ouvrage (c’est-à-dire en y passant ses journées) les habitudes des joueurs de WeiQi et la composition exacte des RouBing (galettes de viande) ; le danger qu’il courait en Mongolie parmi les Bavarois et Texans qui se faisaient passer pour des touristes alors qu’ils étaient clairement les meilleurs manieurs de sabre sublunaires, et en infiltrant la mafia Shuren, était grand, et risquer de sacrifier Baduk-baduk et Lee-Chang-Hette était une folie que ne pouvait se permettre la Corée du Nord ; et, last but not least, qu’est-ce qu’ils allaient s’emmerder en Mongolie !

« Envoyez donc Kordos, notre espion roumain ! » faisait comprendre Baduk-baduk en jouant un fuseki de Kobayashi. « Il n’en est pas question », répondait Pyongyang en jouant un coup sur la deuxième ligne qui aurait étonné bien des amateurs de weiqi, ce traître nous a quitté pour aller étudier dans une école de Baduk du sud. » « Par tous les arhats du temple du ciel ! Cet œuf de tortue ![1] Qu’en est-il du grecorennais ? » disait Baduk-baduk en jouant un coup ultra sente. « Tu comprends bien que nous n’allons pas sacrifier un champion de France des jeunes ! » expliquait Pyongyang en suicidant un de ses groupes. Les Tartempion durent se rendre à l’évidence : ils n’avaient aucune chance d’échapper à la Mongolie. Cependant Baduk-baduk avait arraché quelques menues compensations : des billets sûrs pour sortir de Mongolie, un dîner moscovite dans le fameux restaurant géorgien « Mama Zoïa », et un bon d’achat chez Finkelsztajn, le célèbre traiteur nord-coréen de la rue des Rosiers.

            En attendant, les Tartempion étaient bel et bien coincés à Ulaan-Bataar. Ils y étaient arrivés dans une fausse citerne de la Ioukos ; ils en repartirent dans un faux camion de l’Alüülüü.

            Il est temps de préciser qui était Alüülüü.

 

            La symbolique mongole, synthèse subtile d’un chamanisme préhistorique, d’un totémisme prépréhistorique, d’un animisme prénéolithique, d’un marxisme prégégénique [2] et d’un capitalisme précolombien, attribue un sens tout particulier au hareng (symbole, comme tout poisson, de la Sagesse aux yeux ouverts) et à la quenelle (importée de Nantua en arrivant à pied par la Chine, sous le nom de Bao-Tsseu, le célèbre philosophe néo-confucianiste spécialiste des coups fourrés). La conjonction du hareng et de la quenelle produisit Alüülüü, le gentleman-nomade. Cet avatar ouralo-altaïque d’Aran Tackenel[3] règne sur la steppe mongole (qui constitue 60% du Parti et sa partie la plus riche). Des vingt millions de chevaux mongols, 17 823 984 dépendent d’Alüülüü, tout comme 84,32% des chèvres, 91,28% des moutons et 73% des bovins (mais 94%, voire plus, de ceux qui engraissent conformément au Plan et aux souhaits de bienvenue traditionnels). Le yaourt mongol brassé goût bulgare, c’est Alüülüü ; le yaourt mongol desséché, c’est Alüülüü ; le milk-shake mongol à la banane, c’est Alüülüü (allié à la nébuleuse Monkey Business pour la banane, mais nous y reviendrons) ; le caillé mongol au bifidus actif, c’est Alüülüü.

            Bogd Alüülüü pour les nomades non stipendiés par la Shuren, Khan Alüülüü pour les contorsionnistes et les lutteurs, Timur- Alüülüü pour les archéologues et les chanteurs de charme, cet entrepreneur universel est aussi connu sous le titre de gentleman-nomade ; à l’approche de sa BMW, remorquant infailliblement la carriole qui porte sa yourte favorite du moment (sa favorite du moment étant elle-même dans la yourte), les nomades retirent avec respect leur entonnoir. C’est également Bogd Alüülüü qui fournit les veaux engraissés au plastique destinés à la confection des kotlety des camps de touristes : entassés dans des camions frappés aux armes de Mongolie suboccidentale (aigle verte sur fond de chameau) et bâchés d’une tente de feutre détrempé au lait de jument suri, les veaux traversent le pays sous l’œil indifférent de policières corrompues et d’employés d’octroi abrutis par la vodka ingurgitée lors de leurs interminables parties d’osselets.

            C’est dans l’un de ces camions que les Tartempion sortirent d’Ulaan-Bataar.

 

Chapitre deux : LES SAUTERELLES

(Où deux espions nord-coréens tentent de se faire passer pour des top-models milanaises)

 

Ballottés à l’arrière de leur camion, Baduk-baduk et Lee-Chang-Hette n’en remarquaient pas moins l’étrange manège du chauffeur et de sa passagère. Toutes les deux heures, le chauffeur, un lutteur à large nuque dont le vocabulaire semblait se limiter à quelques onomatopées composées de chuintantes, de fricatives et de labio-fricatives liées par la voyelle « ö »,  se lançait dans un monologue long comme un discours électoral de candidat à la députation du Parti des Assureurs Non-Alignés, puis arrêtait son véhicule dans un cimetière d’ossements ; sa passagère, une mystérieuse employée de la Y&Y, disparaissait alors dans les buissons dont elle ressortait quelques instants plus tard, pimpante et pomponnée dans un tee-shirt fraîchement repassé et un blue-jeans propre. « La couleur des tee-shirts de notre conductrice me semble varier de façon éminemment non aléatoire », fit judicieusement remarquer Lee-Chang-Hette. « Plus précisément », ajouta Baduk-baduk, « il s’agit d’une suite pseudo-périodique par morceaux . » Tirant de sa poche un carnet et un crayon, il se lança dans une transformation de Fourier rapide, et ensuite dans un patient travail de décodage suivant une liste de grilles qu’il écrivait l’une après l’autre avant de les tester, puis, constatant que cela ne donnait rien, de les avaler. Enfin, il poussa un cri de victoire : « C’est un code utilisé par les guérilleros de Plateaux-Moyens de Mongolie centrale, s’exclama-t-il : ces camionneurs sont visiblement à la solde d’Aran Tackenel. – Que disent-ils ? demanda Lee-Chang-Hette. – L’ennui, répondit Baduk-baduk, c’est que, si je comprends les réponses - qui sont tout simplement des nombres en base sexagésimale - je ne comprends pas les questions du chauffeur, qui parle mongol. »

 

            Quinze cents kilomètres et soixante-sept tee-shirts plus tard, nos héros arrivèrent dans une très belle vallée.

« Öökhn tllkhtchörrt khröböökh khtchchrögd ![4] » s’écria le chauffeur ; et, à cette exclamation, les deux espions nord-coréens comprirent qu’ils étaient arrivés ; ils ne savaient pas très bien où d’ailleurs, plus exactement ne comprenaient-ils pas pourquoi Pyongyang les avait dépêchés dans cette vallée-là plutôt que dans telle autre (de préférence à proximité d’un aéroport international), mais c’est avec soulagement qu’ils soulevèrent la bâche de feutre détrempée au lait de jument (maintenant entré dans un état de fermentation avancée) et, poussant les génisses avachies (elles avaient été durant le voyage montées par les veaux les plus excités),  sautèrent à bas du camion.

            Lee Chang-Hette sortit son Pocket PC, qu’elle tapota furieusement pour en extraire la feuille de route transmise par son chef de service, mais l’objet refusa tout service. D’énervement, tirant l’épingle à chapeau trempée dans le curare qu’elle portait à tout hasard sur l’oreille, elle en piqua le bout dans un orifice du Pocket PC. « Crois-tu vraiment que le système d’exploitation soit sensible au curare ? s’enquit Baduk-baduk. – Pas vraiment, dit sa mère, mais il n’y a pas d’autre moyen de le réparer que de faire un hard reset. – Ce qui détruit notre programme de communication », fit remarquer Baduk-baduk avec une aigreur d’autant plus perceptible qu’à part communiquer avec Pyongyang au moyen d’un programme de weiqi, celui-ci jouât-il de façon lamentable, il ne voyait pas ce qu’il pourrait faire dans la vallée. Lee Chang-Hette constata avec dépit que le hard reset avait également détruit sa feuille de route. « Nous sommes perdus, avoua-t-elle à son fils. – Nous sommes seulement égarés, rectifia Baduk-baduk ; profitons plutôt de la légendaire hospitalité nomade. » Avisant une yourte à proximité de laquelle bêlaient les chevreaux attachés, il poussa le cri rituel : « Faites taire vos cabris ! [5]» avant d’entrer dans le ger pour profiter de la légendaire hospitalité nomade. Mais sa mère, en tentant de prendre un air dégagé, trébucha sur le seuil, et les deux espions durent déguerpir sous les insultes[6]. Ils obtinrent de meilleurs résultats dans la yourte suivante, bien que Baduk-baduk y eut annoncé son arrivée par une phrase en mongol équivalent à « Y a-t-il des grenouilles ici ? [7] » ; une vieille grand-mère de famille, qui ne s’exprimait que par coassements, leur servit d’autorité deux grands bols de thé instantané. Pour amorcer la conversation, Lee Chang-Hette fit mine de s’intéresser à l’album de photos de famille, qui, suivant la coutume, décorait le coffre contenant les cendres et les tablettes sacrificielles des ancêtres. En réponse aux questions polies de Lee Chang-Hette, la grand-mère de famille marmonna quelques coassements ; mais elle ne semblait pas désireuse de congédier ses visiteurs. Les deux agents nord-coréens seraient demeurés indéfiniment dans la yourte, à boire du thé et feuilleter (des yeux) des albums de photo si la mystérieuse employée de Y &Y (qui se faisait appeler Mary) n’avait éprouvé le besoin de changer de tenue ; sa garde-robe ayant été laissée à proximité du camion (et du camp pour touristes auquel les avait déposés son pithécanthropique chauffeur), elle incita nos deux héros à quitter prestement la yourte.

            Le camp regorgeait d’espions ravis que leur gouvernement eût réservé des billets pour le lendemain ; Lee Chang-Hette et son fils n’en furent que plus disappointed[8]. Les services secrets de Pyongyang, qui payaient en cette période de nombreux et somptueux buffets à leurs employés, avaient réservé un trek de 5 jours en jeep.[9]

            Le pire était qu’il leur était pratiquement impossible d’établir la moindre communication avec ces étrangers : à la moindre occasion (essai de s’asseoir à la même table, tentative de discussion, voire regard dans leur direction) retentissait la voix qui les rappelait à l’ordre : « Simon ! Anne ! » C’était Mary qui parlait.

            Le lecteur a sans doute compris que Mary n’était autre qu’Aran Tackenel.

            Mais, sur ce point, le lecteur s’est trompé. Mary n’est pas Aran Tackenel, ni même Haran Taquenel ou tout autre avatar de Bogd Alüülüü. Bien plus terrible est son identité : sous des dehors d’étudiante puritaine, c’est le Mr Hyde du Dr Jekyll, le monstre de Frankenstein, le kosumi de Shusaku : c’est la créature, la bête immonde au service d’Aran Tackenel. Envoyée par celui-ci à la trace de Lee Chang-Hette et de Baduk-baduk, elle devait les garder précieusement entre ses griffes jusqu’à ce que le maître Bogd Alüülüü vînt les y chercher.

            Nos héros s’aperçurent bien vite que Mary travaillait pour le terrible Bogd ; plus précisément, c’est après un long raisonnement que Baduk-baduk déduisit que le T-shirt rose et le jean Levi’s de leur guide signifiait «  ». « Elle vient de dire (Simon Tartempion n’utilisait pas le mot exact pour décrire le moyen de communication de leur hôtesse, et d’ailleurs il s’en foutait) quarante-deux en base sexagésimale ! » s’écria-t-il. « Mais ce caractère signifie poisson en chinois, et par extension hareng » ! » fit remarquer la savante Lee Chang-Hette. « Il y a du Hareng Taquenelle là-dessous » se dit Baduk-baduk ; « ça ne m’étonnerait pas que les gargarismes que vient de pousser notre chauffeur signifient Combien font six fois neuf ? ».

            Les méditations décodantes de Baduk-baduk furent toutefois interrompues par un cri perçant que poussa l’inquiétante guide, suivi d’un autre, d’un troisième, et enfin d’une centaine qui s’achevèrent en un hurlement ininterrompu. Une myriade de sauterelles venait en effet de s’engouffrer par la fenêtre avant gauche de la jeep, dont quelques milliers s’étaient installées sur le tee-shirt rose. Les sauterelles mongoles, redoutables par temps sec, terrifiantes à l’approche de l’automne, étaient la seule chose que craignît vraiment l’âme damnée du terrible Taquenelle. Nos héros en profitèrent pour s’éclipser.

           

            Retourner à Ulaan-Bataar n’était pas chose facile : les routes mongoles, même goudronnées (ou qui l’ont jadis été), sont à toute heure du jour et de la nuit bordées de voyageurs attendant un taxi en maraude[10] ; heureusement, à ce moment précis, passait un autocar pullmann transportant des businessmen expatriés à Dubaï auxquels la Juunilichun –compagnie d’argents doubles concurrente de la Shuren – avait proposé, pour un prix modique, un séjour culturel en Extrême-Orient. On sait quels ravages a faits le tourisme sexuel en Asie du Sud-Est ; l’astucieux patron de la Juunilichun en a inventé une forme aussi sûre que politiquement correcte : les touristes sont promenés sur les routes mongoles dans des cars pullmanns équipés d’un système vidéo, et, tandis que leur dos profite du massage forcé dû aux nids-de-poule, peuvent admirer durant tout le voyage les retransmissions des défilés de mode récents diffusés sur la célèbre Fashion TV-Lingerie.

            Le personnel du pullmann dont nous parlons avait ce jour-là fort à faire, car le système vidéo était en panne, et que les cadres technico-commerciaux de Dubaï, peu intéressés par les minettes mongoles aux épaules de lutteurs qui s’activaient autour des yourtes, réclamaient qui en anglais de Singapour, qui en gallois, qui en croate, qui en portugais, qui en wallon, qui en romanche, et nous en passons, des top-models légèrement vêtues de tous les signes du Zodiaque occidental et oriental.

            Les mèches blondes de Simon Tartempion et l’allure élégante de sa mère conduisirent le guide-accompagnateur à arrêter le car pour prendre nos héros à bord. Pour une raison inexplicable (peut-être l’étrange prononciation de l’anglais par Baduk-baduk), on les présenta comme des modèles milanais. Faute de lingerie affriolante, c’est dans leurs pantalons informes et leur tee-shirts délavés qu’ils arpentèrent le couloir central du pullmann pour payer leur voyage de retour.

 

            Chapitre trois : LE LAIT QUI TOURNE

(Où nos héros s’équipent en prévision d’un voyage éprouvant)

 

            De retour à Ulaan-Bataar après onze heures de défilé de mode routard (au bout de ce délai, la vidéo enfin réparée, les deux Nord-Coréens avaient pu se jucher sur leurs sacs à dos pour admirer à leur tour les Roumaines et Moldaves déambuler en string, en alternance avec le championnat ouralo-altaïque de lutte dont l’opérateur avait par mégarde enregistré de nombreux extraits), au son d’un rap toungouze mêlé de disco ossète. Légèrement éprouvés par leurs aventures, ils s’installèrent dans une luxueuse suite de l’hôtel Bayangol pour y regarder en alternance le match Everton-Arsenal et l’incontournable Fashion TV-Lingerie, mais en coupant le son. Dûment reposés après avoir fait leur rapport dans un café Internet et ingurgité des nouilles adoucies à l’huile de poulet sucrée[11], ils se rendirent au magasin d’Etat pour s’y approvisionner en prévision du long voyage qui les attendait. En effet, sous couvert d’innocents résultats du troisième tour d’un championnat de weiqi occidental (d’ailleurs à venir), Pyongyang avait informé ses agents que le terrible Bogd Alüülüü s’apprêtait à partir en mission en Sibérie.

            Malgré leurs lointaines ascendances mongoloïdes, les deux Nord-Coréens rêvaient de produits laitiers, de bonbonnes de yaourt, de magnums d’airag et de Baïkals de kéfir ; mais on leur fit comprendre que chèvres, vaches, chamelles, brebis, juments, truies et couvées ne donnaient plus. Ils en déduisirent finement qu’il s’agissait d’un coup d’Alüülüü, l’empereur de la caséine, bien que la crémière leur expliquât, serrant contre elle son beurre, l’argent du beurre et son sourire, que tout le lait avait tourné.

            Il continuait d’ailleurs à tourner, ou plutôt à rouler, dans les citernes de la Ioukos dont les convois – fraîchement repeints aux couleurs de la Sibneft à l’approche des frontières – remontaient vers le Nord.

            Faute de fromage, les Tartempion décidèrent d’acheter de la viande séchée.

            Mais, attirés par l’odeur du mouton, ils se trompèrent d’étage et de marchandise, c’est ainsi qu’au lieu de saucisses et de bacon, ils acquirent une gigantesque quantité d’osselets difficilement comestibles avant de filer le train à Bogd Alüülüü.

 

Chapitre quatre : LA MALEDICTION DES COUVERTURES

(Où deux espions nord-coréens sortent de Mongolie Septentrionale dissimulés dans un convoi de fripiers)

            Ledit train, moderne convoi des voleurs d’Ali Baba, comportait des citernes pleines et des citernes vides. Celles qui étaient pleines contenaient des boissons alcooliques de toutes espèces : outre le yaourt de brebis, le caillé de chèvre, le lait de vache (en poudre) et le koumys de jument, fermentés naturellement (pour le dernier) ou artificiellement (par les résidus hydrocarburés, pour les premiers), on trouvait de la vodka d’épluchure de pommes de terre, de la bière allemande de Tsing-Tao (parfumée au mouton), du samogon de pétrole et divers tord-boyaux indistincts à l’alcool méthylique. Les citernes vides, elles, ne l’étaient pas tout à fait, car chacune renfermait un émissaire de Bogd Alüülüü ; sauf, bien entendu, celle où se trouvait Bogd Alüülüü lui-même.

            Baduk-baduk et Lee Chang-Hette ne voulurent pas courir le risque d’emprunter une citerne vide, craignant d’y rencontrer un tueur du gentleman-nomade ; et encore moins une citerne pleine, la traversée de la Mongolie du nord dans un bain de bière de lait de jument étant une épreuve facultative de l’Institut d’Espionnage de Pyongyang que ni l’un ni l’autre n’avaient prise en option. Aussi choisirent-il d’emprunter le train parallèle.   

            Celui-ci était bondé de truands russes revenant de Mongolie, et de truands mongols partant pour la Russie, sans que la moindre rivalité les opposât : car les truands russes étaient spécialisés dans le trafic de couvertures à dominante bleue ou verte, tandis que les truands mongols pratiquaient essentiellement la contrebande de couvertures à dominante orangée ou marron. La compagnie des chemins de fer mongols s’en tenait aux couvertures pourpres à poil ras. Durant les trois quarts d’heure qui précédèrent le départ du train, nos héros, coincés tantôt sur la couchette supérieure, tantôt sur la couchette inférieure, tantôt à l’extérieur de leur compartiment, assistèrent au chargement des couvertures. Ils calculèrent qu’après qu’on eût fourré des ballots de couvertures dans toutes les cachettes et tous les compartiments possibles, imaginables, impossibles et inimaginables, le train recelait une moyenne de 143,77 couvertures par passager, y compris le personnel d’accompagnement. Bizarrement, Lee Chang-Hette n’obtint aucune couverture pour sa propre couchette.

            Le train s’ébranla.

            Durant les deux heures qui suivirent, le train fut le théâtre du plus grand échange de couvertures qui eût jamais eu lieu à l’est de l’Oural. Les regards soupçonneux des trafiquants conduisirent Lee Chang-Hette et Baduk-baduk à feindre de participer au troc, en roulant distraitement d’un bout à l’autre du wagon des ballots de couvertures dont les propriétaires successifs avaient cessé de se manifester.

Pour compléter leur ordinaire d’osselets, de chocolat au riz et de thé vert, on les avait équipés d’un sac-repas essentiellement composé de saucisson. Ils attendaient impatiemment que le train s’arrêtât, espérant faire l’acquisition de la choucroute, des francforts et du jambonneau destinés à accompagner ce gras repas, mais le train traversa une grande partie de la steppe mongole avant de ralentir enfin à l’approche de la frontière ; et, en lieu et place de charcutiers bavarois, les espions nord-coréens virent monter à bord, à leur grand effroi, les effrayantes émissaires de la Brigade des Couv’s de toutes les Russies.

            Héritière de la police secrète tsariste, de la Tchéka, du Guépéou et du NKVD, la Brigade des Couv’s est le bastion indiscuté de la terreur russe. Composée en grande majorité de jeunes femmes aux mollets élastiques et aux yeux froids, dont on distingue le rang par le nombre d’étages de leur casquette vert-de-gris, elle traque impitoyablement les trafiquants de couvertures, de Piter à Vladivostok, des discothèques branchées de Moscou aux kolkhozes abandonnés du Don inférieur.

            Vite, Lee Chang-Hette et Baduk-baduk lâchèrent leurs ballots, dont l’enveloppe de fins sacs poubelle comportait des déchirures aussi béantes que révélatrices, et se réfugièrent dans leur compartiment. Tandis qu’ils présentaient leurs passeports à la police des frontières, une lieutenante-colonelle aux cheveux fauve inspectait les bagages et les compartiments à bagages. Le faux globe-trotter anglais (qui apprenait par cœur des grilles de décodage habilement déguisées en guide touristique de Chine) et le faux étudiant mongol (qui emportait cent cinquante blue-jeans dans sa valise de vêtements), impavides, scrutaient la figure de Baduk-baduk, sous la paillasse duquel un trafiquant avait habilement dissimulé une couverture panthère.

            Mais, au moment où la terrifiante lieutenante de la brigade des Couv’s s’apprêtait à soulever la couchette de Baduk-baduk (qui sentait sa fin venir), un cri retentissant provint du compartiment d’à côté. « J’en ai trouvé un ! » s’écriait une autre colonelle en tenant par le cou un Mongol terrifié qui n’avait pour seuls habits que trois ou quatre couvertures vert fluo, et toutes les jeunes femmes partirent arracher le plus de couvertures possibles afin d’augmenter leur prime. Enragé que leur plan diabolique n’ait pas fonctionné, l’étudiant mongol en avala une page de son journal, tandis que le globe-trotter anglais se plongeait furieusement dans son Lonely Planet.

            Une fois la brigade des Couv’s passée, les truands qui n’avaient pas été découverts par les agents sortirent des endroits les plus divers leurs produits mafieux : des couvertures sous les tapis, dans les radiateurs, parfois même dans les climatiseurs (qui pour cette raison ne fonctionnaient plus) ; un truand prestidigateur sortit négligemment de sa bouche trois ballots de couvertures.

            Et c’est ainsi que les Tartempion sortirent de Mongolie.

 

 

Chapitre Cinq : LE MARCHE AMBULANT

(Où deux espions nord-coréens traversent la Sibérie dans un marché à vêtements)

 

A chaque gare sibérienne, un spectacle étrange se déroulait devant les yeux de Joséphine et Simon Tartempion.

            Les truands mongols sortaient leurs sacs de couvertures (par un miracle incompréhensible, il semblait s’y être ajouté un nombre incalculable de jeans à grelots, de jupes en faux cuir et de chaussures de sport) ; descendaient du train afin de vendre leurs produits aux populations locales, arrivées en masse pour acheter les vêtements à la dernière mode d’Ulaan-Bataar (Lee Chang-Hette et Baduk-baduk ne comprenaient pas exactement pour quelles raisons Ulaan-Bataar semblait être la capitale de la mode) ; puis remontaient dans le train et tuaient le temps en s’échangeant quelques jeans contre deux ou trois couvertures en attendant la station suivante.

            Les seules personnes qui semblaient indifférentes à ce trafic (les employé(e)s du train, sous leurs uniformes tous différents, étaient corrompus jusqu’à la moelle et recelaient un nombre impressionnant de couvertures dans leurs compartiments) étaient l’étudiant mongol (qui, quand il ne relisait pas pour la énième fois sa feuille de mission délivrée par Aran Tackenel et habilement déguisée en journal, s’obstinait à feindre de dormir), le globe-trotter anglais (qui se contentait de dire « Oh, five minutes’ market ! » avant de remettre négligemment ses lunettes et de replonger dans ses codes en avalant d’un air distrait un biscuit sec) et les employés du wagon-restaurant : le garçon sans âge qui servait de la limonade frelatée à la vanille dans des bouteilles d’eau, l’intellectuel aux cheveux blonds de type clairement slave qui était chargé de faire les comptes et gardait les clefs du coffre-fort, et, enfin, Popeye, ou son incarnation humaine (il ne mangeait pas d’épinards, mais son visage incitait à la comparaison), dont les revendications étaient de pouvoir fumer sa clope dans le wagon-restaurant et d’avoir une bière gratuite.

            Ces cinq personnes étaient bien trop occupées pour s’intéresser au marché ambulant : chargés de surveiller constamment Lee Chang-Hette et Baduk-baduk, c’étaient les hommes de main d’Aran Tackenel, qui, de peur d’être reconnu, se cachait sous les traits d’un inoffensif vendeur de chaussures à talons.

            Une trafiquante mongole avait lié connaissance avec (et habillé de pied en cap) les quelques Russes revenant de Mongolie qui recréaient à bord du train une atmosphère familiale arrosée à la bière, avec scènes de ménage et lamentations à l’appui. A l’opposé du wagon, la provodnitsa, elle aussi mongole, recevait les Russes esseulés et bricoleurs qui réparaient qui son sèche-cheveux, qui son briquet, qui son réchaud (le réparateur du samovar était, lui, un Mongol affublé d’un uniforme inidentifiable, mais amoureux de la provodnitsa au point de saboter chaque nuit la réparation de la veille, ce qui lui permettait, le jour suivant, de revenir courtiser sa belle, armé de sa clé à molette).

            Cependant, les fripiers mongols se raréfiaient au fur et à mesure, et les Tartempion se demandaient avec inquiétude où ils passaient. Indubitablement, la trafiquante du dernier compartiment était un agent de la CIA (comme ils pouvaient le deviner à ses lunettes noires) ; mais l’homme de main qui l’aidait à se débarrasser de ses concurrents, était-ce l’étudiant mongol, l’Anglais timide, le Russe à lunettes ou les deux avocats suédois ?

            Baduk-baduk en tenait pour l’étudiant mongol, sous prétexte qu’il n’était  certainement pas étudiant, probablement pas mongol, et qu’il ne se nourrissait que de petites annonces ; Lee Chang-Hette soupçonnait davantage les deux avocats suédois, qui n’étaient sans doute pas suédois, peut-être même pas avocats, et qu’ils étudiaient leurs Lonely Planet avec moins d’assiduité que l’Anglais timide.

            Le lecteur l’aura deviné : c’est bien entendu le Russe à lunettes (qui n’était pas Russe et portait de fausses lunettes), associé à l’Anglais timide (qui portait de vraies lunettes mais n’était nullement timide et encore moins Anglais), qui passait ses nuits à découper les cadavres des fripiers mongols (d’où l’odeur de mouton prononcée de certains compartiments) et, sous prétexte d’aller se laver les dents (ce qu’il affectait de faire cinq à six fois par jour), se débarrassait des restes par le trou de vidange des toilettes. Ce train n°5, affublé de pancartes le désignant comme train n° 3 (ce qui prouve bien la duplicité de la vendeuse de pirojki de la gare de Krasnoïarsk), n’était autre que le train du malheur, roulant roulant dans la plaine ma plaine endeuillée.

            Mais pendant ce temps-là, que faisait , alias Bogd Alüülüü, alias Hareng Taquenel ?

 

           

Chapitre Six : LE SACRIFICE DES PREMIERS-NES

(Où un agent nord-coréen échappe à la noyade)

 

            On se souvient que Bogd Alüülüü avait passé la frontière, ainsi que ses redoutables agents, dans un train de citernes prétendument inflammables, en réalité chargées de produits biologiques animaux et humains.

            Dès l’approche du lac Baïkal, les citernes furent accrochées à un convoi de ferroutage polyvalent, comportant des limousines de rois juifs du pétrole russe, des limousines de rois russes du pétrole juif, des cubitainers de champagne est-caucasien, des vans de fabrication japonaise, des conteneurs de produits manufacturés de nature indéterminée mais de provenance évidemment coréenne, et des wagons de bagages non accompagnés (plus exactement accompagnés de passagers exclusivement clandestins et non propriétaires desdits bagages).

            En traversant les chaînes de l’Oural, le sagace Baduk-baduk comprit que le train des marchandises communiquait avec celui dans lequel il s’était habilement dissimulé. En effet, les produits que proposaient à la vente ses compagnons de voyage mongols changeaient d’arrêt en arrêt : après les couvertures, des jupes de faux daim ; après les jupes, des sacs de faux cuir ; après les sacs, de fausses chaussures de sport (non seulement inadaptées à la pratique de tout sport, mais encore inutilisables en tant que chaussures) ; après les chaussures, des bouteilles Thermos ; puis des briquets, des jerricans de koumys, des téléphones portables, des choux lyophilisés, et enfin des samovars de cérémonie (dont le couvercle orné pouvait également servir de couvre-chef à la mariée lors des noces traditionnelles mongoles). La seule explication possible était que les truands mongols doublés d’agents triples au service de diverses puissances, et en particulier de la Corée du Sud, passaient d’un train à l’autre pour se réapprovisionner.

            N’écoutant que son courage, et après un échec cuisant à l’arrêt de Perm (où Lee Chang-Hette, abrutie par un excès de Baltika au wagon-restaurant, s’était trompée en descendant sur le quai au lieu de descendre sur les rails comme la moitié de la population locale venue acheter des vêtements, ainsi que l’autre moitié de la population locale, venue vendre des pirojki et/ou revendre à l’autre moitié les vêtements directement achetés aux fripiers accorchés aux fenêtres), Baduk-baduk rejoignit le train de marchandises à l’arrêt de Balezino, et s’introduisit subrepticement dans une citerne dont venait de sortir, non moins subrepticement, une svelte jeune fille rousse à la solde d’Alüülüü.

            En réalité, cette svelte jeune fille n’était ni  rousse (elle portait perruque) ni même jeune fille : c’était en effet l’étique mais musclé Popeye, habilement déguisé, qui avait attiré Baduk-baduk dans un piège horrible ; car aussitôt les agents triples à la solde du parti nationaliste Chaozu (dont le siège se trouve dans le quartier de l’aéroport à Yanji, Jilin) branchèrent sur les citernes les pompes à kéfir dissimulées dans les conteneurs coréens.

 

            Le voyageur croisant, au bord de l’Ill ou du Rhin, les élégantes Alsaciennes qui, aussi sportives que soucieuses de préservation écologique, pédalent traditionnellement dans la choucroute tous les samedis (les dimanches pour les Israélites), n’imagine pas l’atroce agonie de leurs contreparties d’Asie centrale, ces adolescents, parfois même impubères, que l’on contraint sept jours sur sept à pédaler dans le yaourt. Ces malheureux, précipités dans l’émulsion à peine grumeleuse du lait tout juste tourné, tricotent de toute la force de leurs maigres jambes pour échapper à la noyade (car où auraient-ils appris à nager ?). A mesure qu’ils se débattent, le liquide s’épaissit au-dessous de leur taille, tandis qu’ils restent immergés dans le petit-lait qui surnage et dont ils sont contraints d’avaler de grandes lampées à chaque vague. Mais leurs pieds ne peuvent s’appuyer dans la masse visqueuse et mouvante où ils s’engluent les mollets, et qui les aspire peu à peu. Ils tentent de faire la planche dans le babeurre : c’est trop tard ; le liquide clair se mêle à la vase blanche qui s’épaissit ; on voit encore apparaître, à intervalles de plus en plus espacés, un œil épouvanté, une bouche grimaçant un affreux rictus, une natte de jeune fille ; et puis plus rien : les enfants ont été pris par le kéfir.

            C’est à ce sort horrible que Baduk-baduk était condamné, et qu’il eût subi sans la présence d’esprit qui le caractérisait : au lieu de pédaler dans le kéfir en tentant d’ouvrir le couvercle de la citerne, il s’introduisit dans le tuyau qui finissait de cracher le liquide mortel, et se fit emporter par la pompe à kéfir ayant achevé son ouvrage terrible ; il lui suffit alors d’ouvrir la valve pour atterrir sur les rails.

            Il remonta dans le train de fripiers, trempé de kéfir, mais sain et sauf, au grand soulagement de Lee-Chang-Hette.

 

 

Chapitre Sept : L’explosion du Moscou-Sotchi

(Où nos héros échappent à un attentat terroriste perpétré par un Mongol gâteux)

 

            Dûment changé (sans pour autant s’être lavé), Baduk-baduk attendit patiemment, en examinant le sens de variation de quelques suites numériques, l’arrivée du Transsibérien à Vladimir, capitale de toutes les Russies, puis (faute de pirojki) à Moscou, capitale des autres Russies.

            Les deux agents de Pyongyang espéraient un transfert dans l’un de ces palaces que leurs services louent pour l’été. Las, Tackenel veillait, ou plutôt son agent quintuple, l’Anglais timide, qui avait affrété deux charaban[12] distincts pour mieux les piéger : l’un conduit par un yakuza pétersbourgeois, l’autre par un Turkmène mafieux, mais tous deux se dirigèrent vers le même park-hôtel louche à proximité de l’Eglise de l’Intersection.

            La télévision, dans ce lieu sordide qui n’hébergeait que des hommes d’affaires (douteuses) et des agents multiples, ne recevait pas les délicates émissions de Fashion TV, mais des informations sujettes à caution sur les kamikazes tchétchènes du réseau routier. Ce qui donna des idées aux agents d’Alüülüü ; mais celui-ci, imbu de sa personne déclinante, ordonna que l’on fît exploser un avion au-dessus d’un kourgane aplati trois ans plus tôt par les Nord-Coréens, quoique à destination du lieu de villégiature du président de toutes les Russies. Pour faire bonne mesure, quelques kamikazes mongols firent également sauter un avion de ligne à destination de Kiev, ce qui égara la police et l’armée.

            Pendant ce temps-là, les Nord-Coréens étaient restés à Moscou, mais avaient changé de crémerie : fuyant leur park-hôtel, ils s’étaient réfugiés dans une auberge d’un ancien hôtel de passe pour secrétaires de cellule provinciaux, meublé des rebuts d’une maison de retraite pour sous-secrétaires de cellule, et que des mafieux moscovites de seconde zone, ex-employés de la Ioukos, exploitaient sans trop de zèle pour couvrir leurs fraudes fiscales (comme les Nord-Coréens ne tardèrent pas à le comprendre en découvrant le coffre-fort qui décorait le fumoir).

            Déguisés en touristes consciencieux, nos héros s’employèrent à visiter Moscou : on les vit entrer dans l’église de l’Intersection (fermée sauf le jeudi), tenter de visiter les églises du Kremlin (fermées le jeudi, puis aux touristes individuels), pénétrer dans le Musée d’Histoire Contemporaine (fermé pour nettoyage), se prélasser en croisière sur la Moscova (que les responsables de la sécurité aérienne n’avaient pas réussi à fermer), applaudir les acrobates et les singes du cirque Nikouline, et arpenter d’innombrables centres commerciaux. On les vit admirer les statues des artistes émérites de l’ex-Union Soviétique et les bronzes de Tseretely, humer les effluves de chocolat de la confiserie Octobre Rouge et les parfums russes des MakDonalds, s’extasier devant la beauté des jeunes filles russes et déplorer leur penchant pour la Sibirskaya Korona ; et on les vit surtout chercher leur contact à Moscou dans un immeuble délabré du vieil Arbat.

            Ce contact, un terrible onzième kyu mongol déguisé en timide quinzième kyu d’origine coréenne mais parlant le russe parfaitement, appâta Baduk-baduk en brandissant un recueil de problèmes de vie et de mort (mais surtout de mort). Le jeune agent s’y laissa prendre : à sa décharge, il y avait plus d’une semaine qu’il n’avait touché un pion. Le faux quinzième kyu les entraîna jusqu’à son Q.G. dans les combles de l’immeuble, desservi par un ascenseur atomique faussement délabré, et fréquenté par un personnel aussi qualifié qu’inquiétant : depuis les prétendus tourtereaux chargés de le louer et de l’entretenir jusqu’à l’ataman Roustan, le plus habile questionneur à l’est de l’Elbe sous ses dehors de bon ours jovial, en passant par Igor le Fou, avec ses combines tordues et sa barbe de pope corrompu. L’ataman Roustan, tout en mitraillant habilement Lee Chang-Hette de questions, tenta d’indiquer à Baduk-baduk le danger qu’il courait par de discrètes allusions au shibori mongol[13] et l’ishi-no-shita mongol[14], en même temps qu’il feignait de jouer contre le jeune agent un ishi-no-shita bouriate et des shibori iakoutes. Baduk-baduk se méprit dans la grille de décodage et prit les indications de l’ataman Roustan pour un plan d’invasion de la République Tchèque ; aussitôt, suivi de sa mère éplorée, il sauta dans le premier avion pour Prague ; mais constatant que l’aéroport ne contenait ni détachements coréens, ni joueurs de baduk, prit la première correspondance pour Paris.

            N’ayant explosé dans aucun des avions, à la grande surprise de Simon Tartempion, nos héros faillirent laisser leur vie dans le RER autoproclamé « direct » jusqu’à la gare du Nord  qui devait les conduire jusque chez l’agent secret espagnol[15] qui avait organisé une sauterie ce soir-là : après que le système lumineux du wagon eut manqué d’exploser, le chauffeur, vraisemblablement au service de Rome, déclencha une « mission Omnibus » qui les fit s’arrêter dans toutes les gares à compter d’Aulnay-sous-Bois. Un truand de la ligne 10 ayant interverti les pancartes de la ligne 14, Lee Chang-Hette se laissa crédulement prendre au piège, si bien que nos héros se retrouvèrent à la station Madeleine en lieu et place de la Gare de Lyon ; mais, par chance, ils ne succombèrent pas, et purent arriver dans leur lieu de rendez-vous, où ils apprirent qu’une catastrophe régionale, nationale autant qu’internationale, s’était déclarée.

            Apparemment, depuis deux jours, les joueurs de baduk de France et de Navarre étaient partis dans un terrible sujet de dispute : le codage des résultats du troisième tour du championnat avait été si consciencieusement établi par les espions Nord-Coréens de France à l’intention de Lee Chang-Hette et Baduk-baduk que les résultats finaux étaient litigieux quant au nom du deuxième joueur qualifié pour la finale (le premier étant, justement, Don Juan Miguel)[16]. De nombreuses solutions avaient été proposées : vente de la ligue de l’Est aux Allemands, de la ligue du Sud-Ouest aux Espagnols et de la ligue de l’Ouest aux Bretons, interdiction pour tout joueur ne pouvant témoigner de la nationalité française d’au moins sept des huit arrière-grands-parents de participer au championnat de France, interdiction du go aux moins de dix-huit ans ; rien n’y fit, le débat enflammé durait toujours. Alors, passionné par ce débat, Baduk-baduk démissionna des services secrets nord-coréens pour se consacrer à la compréhension des règles françaises et des règlements du championnat de France ; écoeurée, Lee Chang-Hette se reconvertit dans l’administration universitaire ; dépité, Bogd Alüülüü repartit bredouille ; et ils vécurent tous respectivement heureux mais sans aucun enfant, malheureux avec beaucoup d’enfants, et heureux avec un enfant.



[1] On aura remarqué l’influence chinoise sur le langage des Tartempion. (NdT)

[2] De Bogd Gegen, roi de la théocratie mongole de 1911 à 1924.

[3] Pour des raisons inexpliquées, le Dr Mouchet refuse d’admettre l’existence de ce personnage, alors qu’il reconnaît celles d’Aran Taquenel, secrétaire du Parti Pipinide, et d’Hareng Takenel, truand padanien.

[4] Juron mongol signifiant littéralement « mille arpents de crottes de bique à perte de vue qui n’engraisseront jamais le moindre mouton », mais que l’on peut traduire par « Enfin, on arrive dans cette saleté de vallée ! »

[5] Normalement, il faut plutôt crier « Retenez vos chiens ! », mais Baduk-baduk avait quelques difficultés de prononciation..

[6] Trébucher sur le seuil d’une yourte est censé porter malheur ; le khan Churchill avait l’habitude de mettre à mort tous ceux qui pissaient ou trébuchaient sur le seuil de la sienne.

[7] Voir note 5.

[8] En yiddish dans le texte (NdT)

[9] Les crédits des administrations nord-coréennes sont renouvelés au début de chaque année scolaire, et les crédits non dépensés sont redistribués dans le pot commun, ce qui conduit à des dépenses étranges en août. Certains sociologues ont vu une influence nord-coréenne sur la fonction publique française.

[10] Soit un taxi régulier roulant à vide, soit un conducteur roulant à vide et servant irrégulièrement de taxi (N.d.T.)

[11] « Sweet noodle soup with sweetened chicken oil », spécialité de la maison Wenzhou.

[12] Taxis sans échiquier (N.D.T.)

[13] Ecrasement de la Mongolie intérieure par l’extérieure (N.d.T.)

[14] Invasion de la Mongolie extérieure par l’intérieure (N.d.T.)

[15] Les archives de la FFG laissent à penser qu’il s’agirait de Don Juan Miguel (N.d.T.)

[16] Toujours selon les archives de la FFG, ce litige concerne celui que les auteurs nomment « le grecorennais » du championnat de l’année précédente ; l’épisode passionna les foules à la rentrée 20** (N.d.T.)